L’ombre sans l’arbre

« Il existe un savoir qui n’est pas dans les livres. Il existe des expériences qu’on ne peut décrire avec des mots. Il y a une perception directe de la Réalité que l’homme est destiné à atteindre : c’est cela que je cherche… »

Cette série d’affirmations, qui exprime une aspiration en même temps qu’une assurance, revient maintes et maintes fois dans les lettres que je reçois et sur les lèvres de ceux qui viennent me voir.

Depuis vingt ans, j’y réponds par une série de questions, conçues pour mettre au jour la conception de la Réalité qui se cache derrière ces mots.

Les questions, qui se conforment au modèle soufi classique, sont en général de cette veine :

« Savez-vous reconnaître ce savoir non-verbal ? »

« Savez-vous que le savoir qui n’est pas dans les livres peut être obtenu au moyen des livres, considérés dans leur fonction instrumentale, et que cela rend les livres nécessaires ? »

« Ne vous est-il pas venu à l’idée que, lorsque vos perceptions se seront dévellopées, vous aurez alors les moyens de comprendre certains livres (c’est reconnaître la nécessité préalable des livres : ils dotent la pensée d’un cadre, de structures) ? »

« Avez-vous jamais pensé, ou entendu dire, ou même soupçonné que les livres et les mots ont un rôle fonctionnel par-derrière leur usage intellectuel, factuel ou émotionnellement stimulant ? »

Dans une société axée sur le livre, rien n’est plus révélateur du progrès virtuel et réel d’un individu que son attitude à l’égard de la littérature.

Le fait est que moins d’un individu sur cinquante a une idée de ce que peut être l’ « usage » réel de la parole.

Jalaluddin Rumi, parlant des musulmans de son époque, disait : « un sur mille ». Le tableau du monde contemporain semble donc se présenter sous des couleurs plus favorables. Mais l’attitude grossière à l’égard de la parole, qui découle de la superficialité des croyances de la société actuelle à son sujet, sera sans aucun doute considérée à l’avenir comme comiquement barbare.

N’oubliez pas que pratiquement tous les grands soufis de l’époque classique ont travaillé avec des mots.

Demandez-vous pourquoi ?

Peut-être cherchez-vous l’ombrage et n’aimez-vous pas le soleil qui le produit. Très bien. Mais vous avez besoin du soleil, et l’arbre aussi pour faire de l’ombre.

Extrait de Le Moi Dominant (P.291)

Idries Shah

Ed. Le Courrier du livre


Publié par : pandanael
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