Contes et propos

[Incipit]

1.       Traduction.

Anciennes valeurs! Anciennes vérités! Voici des poncifs éclos en des soirs studieux. C’est un jeune homme — autrefois, dit-on, travailleur et savant et riche. Il se nomme, nul ne sait pourquoi Christian Stobel. Son enfance et sa première jeunesse nous sont plus étrangères encore que sa vie fœtale. Mais un jour arrive où la conversion l’accomplit. Une intégration inédite découvre quelque nouvelle fonction. Une rencontre fortuite, un acte du hasard ont changé des habitudes qui paraissaient à jamais confirmées; et un voyage confirme l’inquiétude.

2.       Port.

Ne goûtant plus pour le moment aucune étude, Christian Stobel est allé au Havre. Il loge dans un hôtel de la rue Racine, où l’on trouve parfois des cadavres de femmes, où des hommes se donnent rendez-vous. Il compose des antiopées. L’odeur entêtante des toiles goudronnées le délecte ainsi que la longueur rectiligne des lignes. Il cherche une aventure; il n’en trouve pas —  à cause de son inexpérience; et puis, il n’a pas beaucoup d’imagination.

3.       Bohémiens.

Un jour qu’il erre dans la campagne environnant cette ville, fatigué d’une longue marche, il s’assoit et regarde le vallon et la colline opposée. Au loin, des forains s’engagent sur la route lumineuse sortant de la profondeur d’un bois. Quatre roulottes s’avancent vers la fraîcheur de la vallée. Des hommes marchent à côté, mais ils ne sont encore que des formes noires, semblables à des lettres d’imprimerie. Imprégnés de la lumière du soleil, ils disparaissent dans une nouvelle obscurité, traversent le bourg, recroquevillé au fond de la vallée et le long de la route, tel un vieux chat blanc puis apparaissent, de nouveau, plus précis, au tournant proche du chemin. La troupe passe, imprégnant le sol de la sueur de ses pieds – les hommes dorés et musclés, les femmes haillonneuses, les enfants, les voitures, les chevaux.

« Nous venons de tous les pays et nous allons vers les Saintes-Maries de la Mer où chaque année nous nous réunissons. Nomades de l’énigme, nous promenons notre mystère à travers les campagnes inétonnées et les villes fluides. Transfigurés par nos ambulations, nous vivons avec le mépris de l’immobile et le souvenir des serpents gigantesques et vert métallique. »

Au tournant de la route, ils disparaissent. Stobel se lève et part. Il revient à Paris. Quelques entretiens avec un métaphysicien énigmatique lui suggèrent des possibilités ne lui paraissant pas dénombrables. En suite de quoi, il abandonne études, famille, amis, Paris, puis la France.

Raymond Queneau


Publié par : incipit_fr
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