Tentation au village

[Extrait]

Un jour d’été, vers le soir, j’arrivai dans un village où je n’étais encore jamais allé. Je remarquai avec étonnement combien les chemins étaient larges et dégagés. On voyait partout devant les fermes de vieux arbres très hauts. Il avait plu, le vent était frais, tout cela m’agréait fort. Je m’appliquai à le montrer en saluant les gens debout devant leurs portes, ils répondaient aimablement, mais non sans réticence. Je pensai qu’il serait agréable de passer la nuit en cet endroit, si toutefois je trouvais une auberge.

Au moment même où je passais devant un grand mur de ferme tout couvert de verdure, une petite porte s’ouvrit dans le mur, trois visages se montrèrent, disparurent, et la porte se referma.

—  Bizarre, dis-je en me tournant sur le côté comme si j’avais un compagnon. Et de fait, comme pour susciter ma gêne, un homme de haute taille vêtu d’un gilet de tricot noir, sans chapeau ni veste, se trouva à côté de moi en train de fumer la pipe. Je me ressaisis rapidement et dis, feignant d’avoir déjà su qu’il était là :

— La porte! Est-ce que vous avez vu aussi comment cette petite porte s’est ouverte?

— Oui, dit l’homme, mais en quoi est-ce bizarre? Ce sont les enfants du métayer. Ils ont entendu vos pas  et ont voulu voir qui marchait là si tard dans la soirée.

— Certes, l’explication est simple, dis-je en souriant, tout paraît facilement bizarre à un étranger. Je vous remercie. Et je continuai ma route. Mais l’homme me suivit. Je n’en fus pas autrement étonné, il se pouvait qu’il eût le même chemin que moi, mais cela n’expliquait pas pourquoi nous aurions dû marcher l’un derrière l’autre et non côte à côte.

Je me retournai et dis :

— Est-ce le bon chemin pour aller à l’auberge?

L’homme s’arrêta et dit :

— Nous n’avons pas d’auberge, ou plutôt nous en avons une, mais elle est inhabitable. Elle appartient à la commune mais comme personne n’a voulu l’acheter, la commune l’a cédée il a déjà plusieurs années à un vieil invalide qui jusque-là était à sa charge. A présent, c’est lui qui tient l’auberge avec sa femme, et de telle sorte que c’est tout juste si l’on peut passer devant la porte, tant l’air qui sort de là empeste. Dans la salle, le pied glisse sur les ordures. Misérable boutique, une honte pour le village, une honte pour la commune.

J’avais envie de le contredire;  son air, son visage surtout m’y incitaient, ce visage maigre somme toute avec ses joues jaunâtres, tannées, mollement rembourrées, parcourues de plis noirs qui se déplaçaient au gré des mouvements de la mâchoire.

— Tiens, dis-je sans manifester plus d’étonnement au sujet de cet état de choses, puis je continuai :

— C’est cependant là que je vais habiter, puisqu’aussi bien Je suis décidé à passer la nuit ici.

— Dans ce cas, bien sûr, dit l’homme précipitamment, mais pour aller à l’auberge, il vous faut prendre par là, et il me montra la direction d’où j’étais venu.  Allez jusqu’au prochain tournant et prenez à droite. Vous verrez tout de suite une enseigne d’auberge. C’est là.

Je le remerciai du renseignement et passai à mon tour devant lui qui, à ce moment, m’observait de très près. J’étais évidemment sans armes devant la possibilité qu’il m’eût indiqué une fausse direction; en revanche, je pouvais veiller à ne me laisser démonter ni par le fait qu’il me forçait maintenant à marcher devant lui, ni par sa hâte surprenante à abandonner ses avertissements concernant l’auberge. L’auberge, quelqu’un d’autre pourrait tout aussi bien me l’indiquer, et si elle était sale, je serais bien capable pour une fois de dormir dans la saleté, pourvu que mon esprit d’indépendance fût satisfait. D’ailleurs, je n’avais guère le choix, il faisait déjà sombre, les routes étaient détrempées par la pluie, et le chemin était long jusqu’au prochain village.

J’avais déjà laissé l’homme derrière moi et je comptais bien ne plus m’occuper de lui du tout, quand j’entendis une voix de femme lui parler. Je me retournai. Sous un groupe de platanes, une grande femme toute droite surgit de l’obscurité. Sa robe avait des reflets d’un brun jaunâtre, sa tête et ses épaules étaient couvertes d’un fichu noir à grosses mailles.

— Rentre donc à la fin, dit-elle, pourquoi ne viens-tu pas?

— Je viens, dit-il, attends encore un peu. Je veux rester pour voir ce que cet homme va faire. C’est un étranger. Il traîne dans le pays sans la moindre nécessité. Regarde-le.

Il parlait de moi comme si j’étais sourd ou ne comprenais pas sa langue. Sans doute, je n’attachais pas beaucoup d’importance à ce qu’il disait, mais il m’eût naturellement été désagréable qu’il colportât je ne sais quels faux bruits sur mon compte dans le village. Je dis donc à l’intention de la femme:

— Je cherche l’auberge, rien de plus. Votre mari n’a pas le droit de parler de moi en ces termes et de vous amener peut-être par là à vous faire une fausse opinion à mon sujet.

C’est à peine si la femme leva les yeux sur moi, elle alla vers son mari — j’avais vu juste en pensant que c’était son mari, il y avait entre eux des relations si droites, si naturelles — et posa la main sur son épaule :

— Si vous voulez quelque chose, adressez-vous à mon mari, non à moi.

— Je ne veux rien du tout, dis-je, furieux d’être traité de cette manière, je ne me soucie pas de vous, rendez-moi donc la pareille, c’est tout ce que je demande.

La tête de la femme tressaillit, je pus encore m’en rendre compte dans l’ombre, mais je ne vis plus l’expression de ses yeux. Elle voulut apparemment répondre quelque chose, mais son mari lui dit: «Tais-toi! » et elle se tut.

Cette rencontre me paraissait définitivement réglée;  je tournais le dos, décidé à continuer mon chemin, quand quelqu’un appela: « Monsieur. » C’était sans doute à moi que cela s’adressait. Un instant, je ne sus pas du tout d’où venait la voix, puis j’aperçus au-dessus de moi un jeune homme qui, assis les jambes ballantes sur le mur de la ferme, cognait ses genoux l’un contre l’autre et me disait d’un ton négligent:

— Je viens d’entendre dire que vous voulez passer la nuit au village. Mais vous ne trouverez nulle part de logement possible, sauf ici, dans cette ferme.

— Dans cette ferme, dis-je, et je jetai involontairement un coup d’œil interrogateur — cela me rendit furieux par la suite — sur l’homme et la femme qui étaient toujours là, serrés l’un contre l’autre, et m’observaient.

— C’est ainsi, dit-il, et il y avait de l’arrogance dans sa réponse, comme dans toute son attitude d’ailleurs.

— On loue des lits, ici? demandai-je encore une fois pour en être sûr et pour obliger l’homme à rentrer dans le rôle du logeur.

— Oui, dit-il, et son regard s’était déjà un peu détourné de moi, on cède des lits pour la nuit, mais pas à tout le monde, uniquement à celui à qui ils sont offerts.

— J’accepte, dis-je, mais naturellement, je paierai le lit comme à l’auberge.

— Je vous en prie, dit l’homme qui depuis longtemps regardait par-dessus moi sans me voir, vous ne serez pas lésé.

Il était assis en haut comme le maître, j’étais debout en bas comme le domestique, j’avais fort envie de lui jeter une pierre pour l’obliger à s’animer un peu. Au lieu de quoi, je dis :

— Alors, ouvrez-moi la porte.

— Elle n’est pas fermée, dit-il.

 

 

Franz Kafka

Extrait du  Journal : Tentation au village

Traduction : Marthe Robert

 


Publié par : incipit_fr
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