L’armée des ombres

[Incipit]

L’ÉVASION

IL pleuvait. La voiture cellulaire montait et descendait lentement la route glissante qui suivait les courbes des collines. Gerbier était seul à l’intérieur de la voiture avec un gendarme. Un autre gendarme conduisait. Celui qui gardait Gerbier avait des joues de paysan et l’odeur assez forte.

Comme la voiture s’engageait dans un chemin de traverse, ce gendarme observa :

— On fait un petit détour, mais vous n’êtes pas pressé, je pense.

— Vraiment pas, dit Gerbier, avec un demi-sourire.

La voiture cellulaire s’arrêta devant une ferme isolée. Gerbier ne voyait, par la lucarne grillagée, qu’un bout de ciel et de champ. Il entendit le conducteur quitter son siège.

— Ce ne sera pas long, dit le gendarme. Mon collègue va prendre quelques provisions. Il faut se débrouiller comme on peut par ces temps de misère.

— C’est tout naturel, dit Gerbier.

Le gendarme considéra son prisonnier en hochant la tête. Il était bien habillé cet homme et il avait la voix franche, la mine avenante. Quel temps de misère… Ce n’était pas le premier à qui le gendarme était gêné de voir des menottes.

— Vous ne serez pas mal dans ce camp-là ! dit le gendarme. Je ne parle pas de la nourriture, bien sûr. Avant la guerre les chiens n’en auraient pas voulu. Mais pour le reste, c’est le meilleur camp de concentration qui soit en France, à ce qu’on assure. C’est le camp des Allemands.

— Je ne comprends pas très bien, dit Gerbier.

— Pendant la drôle de guerre on s’attendait, je pense, à faire beaucoup de prisonniers, expliqua le gendarme. On a installé un grand centre pour eux dans le pays. Naturellement il n’en est pas venu un seul. Mais aujourd’hui, ça rend bien service.

— En somme, une vraie chance, remarqua Gerbier.

— Comme vous dites, Monsieur, comme vous dites ! s’écria le gendarme.

Le conducteur remonta sur son siège. La voiture cellulaire se remit en route. La pluie continuait de tomber sur la campagne limousine.

Gerbier, les mains libres, mais debout, attendait que le commandant du camp lui adressât la parole. Le commandant du camp lisait le dossier de Gerbier. Parfois, il enfonçait le pouce de sa main gauche au creux de sa joue et le retirait lentement. La chair grasse, molle et malsaine, gardait l’empreinte blanche, quelques secondes, et se regonflait avec peine comme une vieille éponge sans élasticité. Ce mouvement marquait les temps de réflexion du commandant.

— « Toujours la même chose, pensait-il. On ne sait plus qui on reçoit, et comment les traiter. » Il soupira au souvenir de l’avant-guerre, et de l’époque où il était directeur de prison. Il fallait seulement se montrer prudent pour les bénéfices faits sur la nourriture. Le reste ne présentait aucune difficulté. Les prisonniers se rangeaient d’eux-mêmes en catégories connues et à chaque catégorie correspondait une règle de conduite. Maintenant, tout au contraire, on pouvait prélever ce qu’on voulait sur les rations du camp (personne ne s’en inquiétait), mais c’était un casse-tête que de trier les gens. Les uns qui arrivaient sans jugement, sans condamnation, restaient enfermés indéfiniment. D’autres, chargés d’un dossier terrible, sortaient très vite et reprenaient de l’influence dans le département, à la préfecture régionale, voire même à Vichy.


Publié par : FD_S
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