Les pieds dans l’eau

[Incipit]

 

Si le ciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi que ce soit, fût-ce pour la pêche à la ligne, je la respecterais…

STENDHAL.

C’était à Paris, en juillet 1973. Par un de ces temps de canicule que les asociaux, les mauvais esprits, estiment propice quant au port obligatoire, par les agents de police, de la capote de drap, du casque et des chaussures à clous.

Des Japonais cruels passaient les Halles moribondes à la moulinette des leurs appareils photographiques, immortalisaient à coup de Kamasoutra 24 x 36 grand angle (visée par stigmomètre et microprisme) cet Hiroshima du camembert et de ses frères de lait nommés petit blanc et gros rouge.

Loin du métro, de ses puissants remugles où se confondent les derniers soupirs de la chaussette plus ou mois acrylique et ceux de l’anachronique balançoire à Mickey , nous regardions couler la Seine sous le pont au Change, mon ami Vers et moi.

Elle ne charriait pas des Ophélie. Pour les amours mortes, voir plus bas, en aval du pont Mirabeau. Des gardons comme la main de ma sœur chère au zouave du pont de l’Alma dérivaient lugubrement, le ventre en l’air, le reste dans le flot noir tout frétillant d’enzymes anticalcaires. Spectacle aussi désolant que celui qu’offre, sur les Champs-Élysées, les jours de fête nationale, le morne défilé de nos troupes d’élite.

Les gardons, NOS gardons, voguaient à vau-l’eau sous nos cœurs serrés. Ils allaient par milliers, cadavres modestes, vers quelles décharges, quels champs d’épandage, quelles mers à mazout ? Leur œil  rond s’étonnait encore de cette fin gratuite et nauséeuse. Ils avaient déjoué, les pauvres, le piège de l’hameçon, échappé au Requiem grésillant de la poêle à frire, mais les sombres Borgia des usines et des machines à laver avaient eu leur peau, leurs écailles. Pour rien. Bêtement. Au nom sacré de l’Expansion. Étouffés, empoisonnés, ils se trainaient dans leur bouillon d’onze heures, ce cloaque punais qui s’appelait jadis rivière, qui s’appelait jadis fraîcheur, qui s’appelait jadis beauté.

– Les vaches, fit l’ami Vers.

–  Les fumiers, fis-je en écho.

Passéistes stupides n’émargeant pas, de surcroît, aux savoureux budgets de la Première République Immobilière, nous pensions aux assassins multiples et sans visage de nos gardons. Aux étrangleurs d’oiseaux. Aux coupeurs d’arbres. A ceux qui ne se font pas de mousse mais en font pour les autres, savamment délétère, putride et dégueulasse.

– Les ordures, dit Vers.

– Les salopes, dis-je.

Il fallait bien dire quelque chose, devant le massacre des innocents. L’homme n’est pas un loup pour l’homme, ainsi qu’on l’affirme. Il est pis que cela. En vérité, l’homme est un con pour l’homme. Incapable de vivre, inapte, inepte au plaisir, il lui gâche la vie, lui souille le plaisir, lui chausse de force l’amour des gros sabots cet amour né pour voler en pantoufles de vair. Entre deux guerres, il tue le temps en tuant l’air du temps.

Vaille que vaille, nos gardons crevés flottaient entre deux murs d’indifférence, deux berges de voitures pressées d’en finir dans le tronc de platane définitif.

Et nos gardons crevés nous racontaient les aubes.

 

René Fallet

Les pieds dans l’eau

Mercure de France, 1974

 

 


Publié par : FD_S
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