Un silence d’environ une demi-heure
I
«Quand il ouvrit le septième sceau, il y eut dans le ciel un silence d’environ une demi-heure. »
L’Apocalypse de saint Jean
Soir d’automne printanier, mais laiteux, comme si des grisailles d’hiver s’accrochaient déjà, invisiblement. La voix paternelle, tout à l’heure, a résonné, sans réplique:
— Boris, tu peux regagner ta chambre.
Cette formule quotidienne qui ponctue la fin du dîner. Boris et moi nous levant alors, regagnant cette chambre que parfois nous vomissons. Bien que maman nous ait dit un jour: «Borinka, ne te plains pas. Crois-moi, les garçons de ton âge qui ont leur propre chambre, il n’y en a pas beaucoup. A treize ans, avoir sa propre chambre!» Boris et moi ne répondions rien. Cette chambre, nous l’avions depuis notre emménagement rue de la Glacière, voilà plus de deux ans. Et maman déjà nous disait, à Boris et moi: «Borinka, crois-moi, à moins de onze ans posséder sa propre chambre, c’est rare.» Jusqu’à quel âge va-t-elle tenter de nous convaincre avec cet argument?
Nous laissons errer nos yeux sur les toits, la cour de l’usine derrière. Plus loin, une échappée nous permet d’apercevoir un tronçon du métro aérien, boulevard Blanqui. Certes, maman ajoute parfois: « Je sais que papa n’est pas facile, et que tu es tout seul; et que tu t’ennuies, pas vrai?» Boris et moi esquissons un vague geste. Car dire non serait mentir, dire oui serait amoindrir la présence intense de maman, nos promenades du jeudi, nos heures et nos heures d’échanges, de confidences. En dehors de Wladimir Schreiber, évidemment. Dès qu’il sonne à la porte au retour de son bureau, le soir, Boris et moi quittons en courant la cuisine où nous parlions avec maman s’affairant pour le dîner. Au bout du long corridor, notre chambre, où nous nous précipitons vers la table pour ouvrir un livre au hasard. Notre père n’y entre jamais, dans notre chambre, mais on ne sait jamais non plus. Puis le dîner, silencieux puisque Wladimir lit son journal pendant le repas. De temps en temps quelque récit, quelque anecdote. Boris et moi rions, tout comme Wladimir et Genia. Puis le silence retombe jusqu’au:
— Boris, tu peux regagner ta chambre.
Nous la connaissons par cœur. Anormalement par cœur: table, chaise, armoire pour les livres, en bois blanc; divan où trône Toto, un chien ric et rac en peluche beige clair qui nous regarde sans broncher. Nous nous affalons sur le divan, nous serrons Toto contre nous. Et le papier du mur, ses guirlandes verticales bleu-vert: par cœur aussi. Le moindre trou. Par périodes, des punaises en sortent, envahissent les murs. Boris et moi plaçons le divan au milieu de la chambre pour dormir à peu près tranquilles. Puis tout rentre dans le rang.
Paris. Les rues du 13e arrondissement. L’usine Singer sur le trottoir d’en face, et cette foule d’ouvriers, d’ouvrières qui passent la porte, tandis que Boris et moi sortons de notre immeuble le matin pour nous rendre en classe. Souvent nous éprouvons encore une certaine fierté pour l’immeuble — d’après nous — tellement cossu. Un ascenseur. Dès le hall, bordant le tapis-brosse, ces deux grandes glaces où Boris et moi pouvons admirer, démultipliée à l’infini, notre fierté. Confort, quelques meubles en ronce de noyer achetés boulevard Magenta moins cher que le faubourg Saint-Antoine. Quand ces images nous caressent Boris et, moi, nous nous étirons, satisfaits. Tout est bien, même nos vêtements. Finis les culottes et pulls surusés, l’atroce petit pardessus.
Boris Schreiber