Le premier accroc coûte deux cents francs

LES AMANTS D’AVIGNON

PERSONNELLEMENT, j’ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël. Je la trouve ravissante et très sympathique. On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes, que je les trouve toutes jolies, ou du moins que je leur trouve à toutes quelque chose de joli. Il est vrai qu’une belle peau, des reflets dans les cheveux, des doigts de rose, un grain de beauté, une fossette me suffisent, mais cette fois-ci vous pouvez me croire, sans indulgence aucune, il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante comme une dactylo de cinéma : cheveux soyeux, longs cils, élégance naturelle dans un modeste chandail collant, une jupe très courte et des talons très hauts … D’ailleurs elle est vraiment dactylo, et dactylo de premier ordre. Si bien qu’après avoir été l’une des vingt dactylos de l’usine d’aviation, puis la secrétaire de M. Martin, ingénieur, elle était devenue la secrétaire particulière du grand patron. Cet avènement s’était fait comme la carrière d’une petite actrice qui remplace au pied levé la vedette et remporte un triomphe : la sténo du conseil d’administration n’étant pas venue, on avait à la dernière minute, en désespoir de cause, mandé Juliette, et elle avait si bien pris tous les rapports et même toutes les controverses, que le grand patron l’avait aussitôt réclamée pour lui. L’ingénieur Martin en était inconsolable.

Avec sa tête à photographier pour la couverture de Marie-Claire, Juliette a une espèce de réserve et de dignité qui tient les gens à distance. Il y a deux ans qu’elle est à l’usine d’aviation et on ne la soupçonne même pas de coucher avec le directeur, son patron (un général de cavalerie en retraite, beaucoup d’allure, veston noir orné de la rosette de commandeur, pantalon rayé), et ceci malgré les marrons glacés qu’il lui apporte au Jour de l’an et les fleurs pour sa fête. Mais tout le monde connaît la galanterie du vieux gentilhomme. Ce qu’on ne sait pas, c’est que le vieux .gentilhomme avait, avec toutes les précautions oratoires possibles, proposé à Juliette de l’entretenir: il ne pouvait faire mieux, puisqu’il était marié. Et que l’ingénieur Martin avait demandé Juliette en mariage… Elle avait refusé l’un et l’autre avec tant de gentillesse et d’art qu’elle put continuer son travail comme par le passé.

Elsa Triolet


Publié par : incipit_fr
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