Moon Palace

[Extrait]

L’accès à la conversation me fut offert au bout de peu de temps. Quelqu’un s’étant mis à parler de l’atterrissage sur la Lune, un autre déclara que cela ne s’était pas vraiment passé. Tout ça, c’est de la blague affirmait-il, une extravagance médiatique mise en scène par le gouvernement pour nous distraire de la guerre. « Les gens croient tout ce qu’on leur dit de croire, ajoutait-il, n’importe quelle connerie en toc filmée dans un studio Hollywoodien. »

Il ne m’en fallait pas plus pour faire mon entrée. Prenant mon élan avec l’allégation la plus excessive que je puisse inventer, j’énonçais calmement que non seulement l’alunissage du mois précédent avait été authentique, mais qu’il était loin d’être le premier. Il y avait des centaines d’années que des gens se rendaient sur la Lune, prétendis-je, peut-être même des milliers. Des petits rires nerveux accueillirent mon intervention, mais je plongeai aussitôt dans ma meilleure veine comico-pédante, et pendant dix minutes, je déversai sur mes auditeurs une histoire de folklore lunaire, complétée de références à Lucien, Godwin et d’autres. Je voulais qu’ils soient impressionnés par mes connaissances, mais je voulais aussi les faire rire. Soûlé par le repas que je venais d’achever, déterminé à prouver à Kitty que je ne ressemblais à personne qu’elle connût, je me hissai à ma forme la plus éblouissante et ma diction coupante, staccato, leur donna à tous le fou rire. Je me mis alors à décrire le voyage de Cyrano et quelqu’un m’interrompit. Cyrano de Bergerac n’était pas réel, disait cette personne, c’était un personnage dans une pièce, un homme imaginaire.

Je ne pouvais pas laisser passer cette erreur, et, dan une brève digression, je leur racontai la vie de Cyrano. J’esquissai ses jeunes années de soldat, dissertai sur sa carrière de philosophe et de poète, puis m’attardai assez longuement sur les difficultés de son existence : ses problèmes d’argent, l’angoisse d’une attaque de syphilis, ses démêlés avec l’autorité à cause de ses opinions radicales. Je leur racontai comment il avait finalement trouvé un protecteur en la personne du Duc d’Arpajon et comment, juste trois ans plus tard, il avait été tué dans une rue de Paris par une pierre tombée d’un toit sur sa tête.

Observant une pause dramatique, je leur permis de se pénétrer de l’humour grotesque de cette tragédie. « Il n’avait que trente-six ans, repris-je, et nul ne sait à ce jour s’il s’agissait ou non d’un accident. A-t-il été assassiné par un de ses ennemis ou n’était-ce qu’une simple malchance, un destin aveugle déversant la destruction du haut du ciel ? Hélas, pauvre Cyrano. Il ne s’agit pas d’une fiction, mes amis, mais d’une créature de chair et de sang, d’un homme qui a vécu dans le monde réel, et qui a écrit en 1649 un livre sur son voyage dans la Lune. Comme c’est un récit de première main, je ne vois pas pourquoi on le mettrait en doute. D’après Cyrano, la Lune est un monde comme celui-ci. Vue de ce monde, la Terre a la même apparence que la Lune vue de chez nous. Le Paradis est situé sur la Lune, et quand Adam et Eve ont mangé le fruit de l’Arbre de la Connaissance, Dieu les a exilés sur la Terre. Dans une première tentative, Cyrano essaie de s’envoler vers la Lune en s’attachant au corps des bouteilles de rosée plus-légère-que-l’air, mais, après être arrivé à mi-distance, il redescend et atterrit au sein d’une tribu d’Indiens nus en Nouvelle France. Là, il construit une machine qui finit par l’amener à destination, ce qui montre sans conteste que l’Amérique a toujours été l’endroit idéal pour lancer des fusées. Les gens qu’il rencontre sur la Lune mesurent dix-huit pieds de haut et marchent à quatre pattes. Ils parlent deux langues différentes, mais il n’y a de mots dans aucune.La première, employée par les gens du commun, est un code compliqué fait de geste de pantomime et nécessitant un mouvement constant de tout le corps. La seconde, parlée par les classes supérieures, consiste en un son pur, un chantonnement complexe mais inarticulé qui ressemble fort à de la musique.

Pour manger, les habitants de la Lune n’avalent pas les aliments mais les hument. Leur monnaie est de la poésie – de vrais poèmes, écrits sur des morceaux de papier dont la valeur est déterminée par celle de chaque poème. Le plus grand crime est la virginité, et l’on attend des jeunes gens qu’ils manquent de respect à leurs parents. Plus on a le nez long, plus on est considéré pour la noblesse de son caractère. (On châtre les hommes au nez court, car les gens de la Lune préféreraient  l’extinction de leur race à l’obligation de vivre dans une telle laideur.) Il y a des livres qui parlent  et des villes qui voyagent. Quand un grand philosophe meurt, ses amis boivent son sang et mangent sa chair. Les hommes arborent, pendus à leur ceinture, des pénis en bronze, comme au XVII ème  siècle en France on portait l’épée. Ainsi que l’explique un homme de la Lune à Cyrano étonné, ne vaut-il mieux pas honorer l’instrument de la vie que ceux de la mort ?       dome disco avec toboggan

Cyrano passe une bonne partie du livre dans une cage. A cause de sa petitesse, les Luniens pensent qu’il doit être un perroquet sans plumes. A la fin, un géant le rejette sur la Terre avec l’Anthéchrist. »

Je poursuivis mon bavardage pendant plusieurs minutes encore, mais tant parler m’avait épuisé et je sentais que mon inspiration commençait à flancher. En plein milieu de mon dernier discours, (sur Jules Verne et le Gun Club de Baltimore), elle m’abandonna tout à fait. Ma tête rétrécit puis devint immense ; je voyais des lumières bizarres et des comètes me passer devant les yeux ; mon estomac se mit à gronder, à s’agiter, la douleur me donnait des coups de poignards et je sentais que soudain j’allais être malade. Sans un mot d’avertissement, j’interrompis ma conférence, me dressai et annonçai que je devais partir. « Merci de votre gentillesse, dis-je, mais des affaires urgentes m’appellent. Vous m’êtes chers, vous êtes bons, je vous promets de penser à vous tous dans mon testament. »

Paul Auster

Moon Palace

Editions Babel/Actes Sud

Traduit de l’américain par Christine Le Boeuf


Publié par : Capuche
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