L’Énéide

Livre I

Moi qui, jadis assis sous l’ombrage des hêtres,
Essayai quelques airs sur mes pipeaux champêtres,
Qui depuis, pour les champs désertant les forêts,
Et soumettant la terre aux enfants de Cérès,
La forçai de répondre à leur avide attente ;
Désormais, entonnant la trompette éclatante,
Je chante les combats et ce guerrier pieux
Qui, banni par le sort des champs de ses aïeux,
Et des bords phrygiens, conduit dans l’Ausonie,
Aborda le premier aux champs de Lavinie.
Errant en cent climats, triste jouet des flots,
Longtemps le sort cruel poursuivit ce héros,
Et servit de Junon la haine infatigable.
Que n’imagina point la dresse implacable,
Alors qu’il disputait à cent peuples fameux
Cet asile incertain tant promis à ses dieux,
Et préparait de loin la race ausonienne,
L’empire des Albains et la grandeur romaine !
Muse, raconte-moi ces grands événements ;
Dis pourquoi de Junon les fiers ressentiments,
Poursuivant en tous lieux le malheureux Enée,
Troublèrent si longtemps la haute destinée
D’un prince magnanime, humain, religieux :
Tant de fiel entre-t-il dans les âmes des dieux.
A l’opposé du Tibre et des champs d’Ausonie,
Des riches Tyriens heureuse colonie,
Carthage élève aux cieux ses superbes remparts,
Séjour de la fortune et le temple des arts.
Aucun lieu pour Junon n’eut jamais tant de charmes,
Samos lui plaisait moins. C’est là qu’étaient ses armes,
C’est là qu’était son char ; là son superbe espoir
Veut voir la terre entière adorer son pouvoir.
Mais un bruit menaçant vient alarmer son âme :
Un jour doit s’élever, des cendres de Pergame,
Un peuple de sa ville orgueilleux destructeur,
Et du monde conquis vaste dominateur :
Du sort impérieux tel est l’ordre suprême.
Tremblante pour sa gloire, et pour les Grecs qu’elle aime,
Se rappelant encor tous ces fameux combats
Que pour ces Grecs chéris avait livrés son bras,
Une autre injure parle à son âme indignée :
Par un berger troyen sa beauté dédaignée,
L’odieux jugement qui fit rougir son front,
Hébé pour Ganymède essuyant un affront,
Tout l’irrite à la fois, et sa haine bravée
Vit au fond de son cœur profondément gravée.
Aussi, du Latium fermant tous les chemins
Aux vaincus épargnés par les Grecs inhumains,
Sa haine insatiable en tous lieux suit sa proie,
Et défend l’Ausonie aux grands destins de Troie.
L’inflexible destin secondant son orgueil,
De rivage en rivage, et d’écueil en écueil,
Prolongeait leur exil : tant dut coûter de peine
Ce long enfantement de la grandeur romaine !
Cependant les Troyens, après de longs efforts,
Des champs trinacriens avaient rasé les bords ;
Déjà leurs nefs, perdant l’aspect de la Sicile,
Voguaient à pleine voile, et de l’onde docile
Fendaient d’un cours heureux les bouillons écumants,
Quand la fière Junon, de ses ressentiments
Nourrissant dans son cœur la blessure immortelle,
« Quoi ! sur moi les Troyens l’emporteraient ! dit-elle,
Et de ces fugitifs le misérable roi
Pourrait dans l’Italie aborder malgré moi !
Le destin, me dit-on, s’oppose à ma demande :
Junon doit obéir quand le destin commande.
Pergame impunément a donc pu m’outrager ?
Seule entre tous les dieux je ne puis me venger ?
O fureur ! Quoi ! Pallas, une simple déesse,
A bien pu foudroyer les vaisseaux de la Grèce ;
Soldats, chefs, matelots, tout périt sous ses yeux :
Pourquoi ? pour quelques torts d’un jeune furieux.
Elle-même, tonnant du milieu des nuages,
Bouleversa les mers, déchaîna les orages,
Dans un noir tourbillon saisit l’infortuné
Qui vomissait des feux de son flanc sillonné,
Et de son corps, lancé sur des roches perçantes,
Attacha les lambeaux à leurs pointes sanglantes !
Et moi, qui marche égale au souverain des cieux,
Moi, l’épouse, la sœur du plus puissant des dieux,
Armant contre un seul peuple et le ciel et la terre,
Vainement je me lasse à lui livrer la guerre.
Suis-je encore Junon ? et qui d’un vain encens
Fera fumer encor mes autels impuissants ? »
En prononçant ces mots, la déesse en furie
Vers ces antres, d’Eole orageuse patrie,
Précipite son char. Là, sous de vastes monts,
Le dieu tient enchaînés dans leurs gouffres profond
Les vents tumultueux, les tempêtes bruyantes ;
S’agitant de fureur dans leurs prisons tremblantes,
Ils luttent en grondant, ils s’indignent du frein.
Au haut de son rocher, assis le sceptre en main,
Eole leur commande ; il maîtrise, il tempère
Du peuple impétueux l’indocile colère :
S’ils n’étaient retenus, soudain cieux, terre, mers,
Devant eux rouleraient emportés dans les airs.
Aussi, pour réprimer leur fougue vagabonde,
Jupiter leur creusa cette prison profonde,
Entassa des rochers sur cet affreux séjour,
Et leur donna pour maître un roi qui, tour à tour
Irritant par son ordre, ou calmant leurs haleines,
Sût tantôt resserrer, tantôt lâcher les rênes.

Virgile
Traduction de Jacques Delille


Publié par : incipit_fr
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