Les vieux de la vieille

[Extrait]

 

CHAPITRE III

 

La Fête aux Escargots avait dressé ses tréteaux et son bal sur la place du bourg.

Un fier festival de graisse, d’ail et de chopines dans la nuit lumineuse de ce premier dimanche de juin, nuit qu’engrossaient gaillardement les « poum-poum » de la batterie.

« Parquet-salon » était le nom que se donnait la longue baraque bâchée de vert qui se montait, se démontait d’un bourg à l’autre. Il s’en était raclé, des pieds, sur ce parquet, il s’en était susurré des mots d’amour, de chanson et de carte postale, sous cette bâche à musiquette. Depuis toujours, les trois quarts des bébés du département prenait leur départ sentimental sous l’égide du « parquet-salon ». C’était là que s’ébauchait les étreintes d’abord, les mariages ensuite au rythme robuste, plein de soupe, de l’accordéon, des cymbales et du saxophone.

Un important volume sonore s’élevait de ces planches et ronflait dru comme une paire de batteuse sur le bourg. En rupture de fourches ou de tracteurs, les gars tendaient à fond l’étoffe des costume, une main dans la poche, l’autre sous la jupe rose ou vert pomme des filles. Les filles, elles, le regard en dessous, pointaient du sein, cabraient des fesses, bousculées de rumba, chavirées d’eau de Cologne, extasiées de gros bras. Tout ce beau récital de sueur reniflait à l’aise, le vin, le tissu neuf, les frisettes, la gomina et parfois la chaussette. C’était de la bonne joie en sac, de la vraie, au kilo.

Les deux cafés, en un fracas de rire et de verres agités avant de s’en servir, se renvoyaient des jets de foules. Ils semblaient contenir autant de grosses caisses que de consommateurs. On se gorgeait de jambon sec, d’omelette au lard et de douzaines d’escargots. On s’essuyait les mains sur les voisins à l’occasion d’innombrables bourrades amicales. Et l’on buvait pour que passe la mangeaille, et l’on buvait pour que passe le vin lui-même, toute une artillerie de chopines et de litres, et l’on crachait, gloussait, rigolait et postillonnait, c’était la fête, la Fête aux Escargots.

Les tablées d’hommes (là-bas, on dit : les hoummes), coiffés de la casquette ou du chapeau des dimanches, respiraient le bonheur, les mères étant au bal pour surveiller les filles, les gars étant au bal pour arracher les filles aux mères. On parlait de voitures ou d’agriculture, de porcs, de sécheresse. Rarement de politique, on se serait battus, donc fait remarquer et l’on avait en sainte horreur ce simple fait : être remarqués. Il fallait être fin saoul pour enjamber la barrière séparant l’anonymat un peu sournois du cirque tintamarresque. Parfois, bien sûr, le saut s’exécutait, mais les autres riaient de vous et en parlaient deux semaines de rang, ce qui vexait les femmes. Il y avait donc sur la nouba l’auréole de la bonne tenue. Tous comptes faits, ç’aurait pu être plus drôle.

 

René Fallet

Les vieux de la vieille

Éditions Denoël, 1958


Publié par : FD_S
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One Response to Les vieux de la vieille

  1. formidable et un blog fantastique. Je veux vraiment vous remercier,
    pour nous fournir des détails beaucoup mieux.

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