Le pays du fou rire

La fin du trimestre fila comme l’éclair. Pâques survint à l’improviste. Pendant ces courtes vacances, à maintes reprises, je fus tenté de tout annuler. Sauter les yeux fermés dans une aventure dont je ne connaissais ni les tenants ni les aboutissants, voilà qui ne me souriait guère. Hélas, mon remplaçant était déjà engagé et, dans la perspective du voyage de Galen, j’avais fait l’acquisition d’une petite station-wagon toute neuve. Quant à mes élèves, ils ne manifestaient que peu d’empressement à me retenir. Advienne que pourra, décidai-je. Prendre du recul par rapport à tous ces David Bell, se délivrer pour un temps des « contrepèteries » de Grantham, sûrement, cela ne pouvait que m’être profitable.
Ce fut alors qu’il se produisit de bien curieux événements.

Je me trouvais dans une librairie spécialisée dans les livres anciens. J’inspectais les rayonnages au petit bonheur et soudain, que vois-je, là, sur le présentoir des soldes ? Tristesse de pêche, de Marshall France, dans l’édition Alexa, avec les originaux de Van Walt. Pour d’obscures raisons, ce livre épuisé depuis des années n’avait pas été réédité. Je n’avais jamais lu Tristesse de pêche.

Je m’approchai, tremblant. J’essuyai mes mains moites ; avec respect, je me saisis du livre. Je m’avisai brusquement de la présence d’un gnome blafard qui m’observait depuis le coin reculé de sa boutique.

― Un exemplaire magnifique, n’est-ce pas ? Quelqu’un dont j’ai tout oublié a surgi de nulle part et l’a flanqué sur mon étagère.

Il s’exprimait avec l’accent du Sud. Il devait vivre avec le fantôme de maman dans une vieille bicoque rongée aux mites, et dormir sous la moustiquaire.

― Magnifique, en effet. Combien ?

― Il est déjà vendu, malheureusement. Une occasion extraordinaire. Savez-vous pourquoi il est toujours épuisé ? L’auteur n’en était pas satisfait, il a fini par s’opposer à sa réimpression. Un curieux bonhomme, ce Marshall France.

― Pouvez-vous me dire à qui vous l’avez vendu ?

― Une jeune femme. Je ne l’avais encore jamais vue. Mais vous avez de la chance, elle doit passer prendre le livre autour de onze heures. (Il consulta sa montre, une Cartier en or, remarquai-je.) Elle ne devrait plus tarder.

Une femme. Une inconnue. Il me fallait ce livre, coûte que coûte. J’allais donc le lui racheter. Son prix serait le mien. Je demandai au libraire s’il m’était possible d’y jeter un coup d’œil, en attendant. Il n’y voyait pas d’inconvénient.

Comme toujours, je tombai dans l’univers de France comme dans un abîme. La réalité s’abolit pour moi. Mots, mots tout-puissants. « La vaisselle haïssait l’argenterie qui ne supportait pas les verres. Ils se dépensaient en de cruelles imprécations à l’adresse les uns des autres. Ping-Clang-Tink. Ce manège odieux se répétait trois fois par jour. » Chaque personnage était une révélation absolue. À peine avait-on fait sa connaissance qu’il devenait indispensable. Comment avait-on pu vivre sans lui ? Avec la minutieuse évidence des dernières pièces d’un puzzle, les créatures de France trouvaient leur place en vous, pour l’éternité.

Arrivé à la dernière page, je me hâtai de revenir sur les passages qui m’avaient particulièrement séduit. Ils étaient innombrables ; aussi, lorsque la sonnette tinta, je ne levai même pas les yeux pour voir qui entrait. Si c’était mon inconnue, peut-être ne voudrait-elle rien entendre. Le cas échéant, je pourrais dire adieu à Tristesse de pêche. Ces quelques instants étaient tout ce dont je disposais pour faire provision de merveilles.

Il fut un temps où je collectionnais les stylos à plume. La scène dont je parle se déroulait en France. Je déambulais au hasard des allées d’un marché aux puces. Devant moi, je vis un homme s’emparer d’un stylo pour l’examiner. A l’instant même, je remarquai le capuchon, frappé d’une étoile à six branches, l’emblème de la marque Montblanc. Ce stylo était un vieux Montblanc. Je me figeai. En mon for intérieur, je suppliai l’homme de reposer l’objet convoité, de renoncer à l’acheter. Sans succès. L’homme tournait et retournait le Montblanc avec un intérêt croissant. Je fis une fervente prière afin qu’il tombe raide mort. Je me voyais arrachant le stylo de ses doigts défaillants et sortant l’argent de ma poche. Sans doute mon regard de haine lui fit-il froid dans le dos. Toujours est-il que l’homme, tout à coup, reposa le stylo, jeta par-dessus son épaule un regard craintif et détala comme un lapin.

Mon regard quitta le livre. La première chose qu’il rencontra fut un gentil postérieur moulé dans une jupe en jean. C’était elle. De toutes mes forces je lui adressai une injonction muette : ALLEZ-VOUS-EN ! VOUS N’ACHETEREZ PAS CE LIVRE. IL NE FAUT PAS ! Je braquai sur elle un regard d’une intensité noire, irrésistible. Aussi profondément enfouie que fût son âme, il devait l’atteindre.

― Ce monsieur était lui aussi très intéressé. J’ai cru bien faire en lui permettant de l’examiner.
Je sentis naître en moi un espoir follement romantique. La fille était belle ; elle était souriante. Pouvait-il en être autrement, s’agissant d’une fanatique de Marshall France ? Hélas, je dus déchanter. Il y avait de l’étonnement dans le sourire crispé, un simulacre de sourire, en fait, de l’étonnement et même un commencement d’irritation. Le visage était charmant, sans plus, tirant sur l’ordinaire, une physionomie saine et bien débarbouillée qui vit au grand air en évitant de s’exposer au soleil. Les cheveux châtains rebiquaient aux extrémités comme s’ils craignaient d’effleurer les épaules. Sur son nez droit, un léger semis de taches de rousseurs. Les yeux très espacés n’avaient rien de remarquable. Plus on le regardait, plus ce visage s’enfonçait dans la banalité sous son apparence aimable. Un visage florissant, me répétai-je.

― Vous n’auriez pas dû, dit-elle.

Jonathan Carroll

Le Pays du fou rire (The land of laughs)

Extrait

Traduit de l’américain par Iawa Tate


Publié par : 3nj0y
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