Le côté de Guermantes

[Extrait]

 

M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d’autruche teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge. « Comme c’est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse à qui rien n’échappait. D’ailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l’air d’entendre, considérait la duchesse comme il eût fait d’une toile de maître et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire : « Bigre ! » Mme de Guermantes éclata de rire. « Ma toilette vous plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu’elle ne me plaît pas beaucoup, continua-t-elle d’un air maussade. Mon Dieu, que c’est ennuyeux de s’habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi ! »

– Quels magnifiques rubis !

– Ah ! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez, vous n’êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s’ils étaient vrais. Je dois dire que je n’en ai jamais vu d’aussi beaux. C’est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu’aux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert, ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait celles du duc.

–Qu’est-ce qu’il y a chez la princesse? demanda Swann.

– Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann avait fait croire qu’il n’était pas invité.

– Mais comment, Basin ? C’est-à-dire que tout le ban et l’arrière-ban sont convoqués. Ce sera une tuerie à s’assommer. Ce qui sera joli, ajouta- t-elle en regardant Swann d’un air délicat, si l’orage qu’il y a dans l’air n’éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J’ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait être beau. Et puis le jet d’eau, enfin, c’est vraiment Versailles dans Paris.

–Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.

– Mais vous savez déjà, puisque vous l’avez vue ici, qu’elle est belle comme le jour, qu’elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré toute sa hauteur germanique, pleine de cœur et de gaffes. Swann était trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à « faire de l’esprit Guermantes » et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite d’anciens mots d’elle. Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu’il comprenait son intention d’être drôle et comme si elle l’avait réellement été, il sourit d’un air un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d’insincérité, la même gêne que j’avais autrefois à entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu’ils savaient très bien qu’était plus grande celle qui régnait à Montjouvain), Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes délicates qu’il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d’un public riche ou chic, mais illettré. « Voyons, Oriane, qu’est-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bête ? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon. »

– Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître. Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m’énerve. Mais je reconnais, du reste, que c’est une charmante loufoque. D’abord cette seule idée d’être descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu’elle l’a choisi ! Ah ! mais c’est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert ! Je vais vous en donner une idée : il a autrefois pris le lit parce que j’avais mis une carte à Mme Carnot… Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l’histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous n’avez pas envoyé la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j’aime par vous et avec qui j’ai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, n’avait pas cessé de regarder sa femme fixement : « Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t- il en s’adressant à Swann, que l’ambassadrice d’Angleterre de ce moment-là, qui était une très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était coutumière de ce genre d’impairs, avait eu l’idée assez baroque de nous inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane, assez surpris, d’autant plus que l’ambassadrice connaissait assez les mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe l’éponge, nous n’avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis. Seulement c’était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »

– Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.

– Je m’excuse d’interrompre pour vous dire que j’ai envoyé la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu’on ne vous l’ait pas donnée.
– Ça ne m’étonne qu’à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce qu’ils jugent à propos. Ils n’aiment probablement pas l’Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. «Vous savez, Oriane, que quand j’allais dîner à Chantilly, c’était sans enthousiasme. »

– Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester à coucher, ce qu’il faisait d’ailleurs rarement, en parfait mufle qu’il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui nous dînons chez Mme de Saint-Euverte ? demanda Mme de Guermantes à son mari.
– En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la dernière heure, le frère du roi Théodose. À cette nouvelle les traits de la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l’ennui. «Ah! mon Dieu, encore des princes. »

– Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.

– Mais    tout    de    même    pas    complètement, répondit la duchesse en ayant l’air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée. Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout à fait ? Mais si, je vous assure ! Il faut toujours qu’ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n’en ont aucune, ils passent la première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à nous les resservir. Il faut absolument qu’ils disent que ceci a été bien joué, que cela a été moins bien joué. Il n’y a aucune différence. Tenez, ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m’a demandé comment ça s’appelait, un motif d’orchestre. Je lui ai répondu, dit la duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres rouges : « Ça s’appelle un motif d’orchestre. » Eh bien ! dans le fond, il n’était pas content. Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir ! Il est vrai que de mourir c’est peut-être tout aussi ennuyeux puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Un laquais parut. C’était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu’à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente. «Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles    de M. le marquis d’Osmond ? » demanda-t-il.

– Mais jamais de la vie, rien avant demain matin ! Je ne veux même pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n’aurait qu’à venir vous donner des nouvelles et vous dire d’aller nous chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu’à la suite d’une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu’il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d’avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva comme un serrement de cœur et une démangeaison de tous les membres à la vue de ce bonheur qu’on prenait à son insu, en se cachant d’elle, duquel elle était irritée et jalouse. « Non, Basin, qu’il reste ici, qu’il ne bouge pas de la maison, au contraire.»

– Mais, Oriane, c’est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en plus, à minuit, l’habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j’aime mille fois mieux l’expédier loin d’ici.

–Écoutez, Basin, laissez-moi, j’aurai justement quelque chose à lui faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez surtout pas d’ici d’une minute, dit-elle au valet de pied désespéré. S’il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante était bien inamovible, mais ce n’était pas le concierge; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; d’ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu’on le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait été la meilleure place de Paris s’il n’y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de la franc- maçonnerie, du péril juif, etc… Un valet de pied entra. «Pourquoi ne m’a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter ? Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules, qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d’Osmond, est-il revenu ? »

– Il arrive à l’instant, M. le duc. On s’attend d’un moment à l’autre à ce que M. le marquis ne passe.

– Ah ! il est vivant, s’écria le duc avec un soupir de soulagement. On s’attend, on s’attend ! Satan vous-même. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, nous dit le duc d’un air joyeux. On me le peignait déjà comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.

– Ce sont les médecins qui ont dit qu’il ne passerait pas la soirée. L’un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c’était inutile. M. le marquis devrait être mort ; il n’a survécu que grâce à des lavements d’huile camphrée.

– Taisez-vous, espèce d’idiot, cria le duc au comble de la colère. Qu’est-ce qui vous demande tout ça ? Vous n’avez rien compris à ce qu’on vous a dit.

– Ce n’est pas à moi, c’est à Jules.

– Allez-vous vous taire ? hurla le duc, et se tournant vers Swann : « Quel bonheur qu’il soit vivant ! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est vivant après une crise pareille. C’est déjà une excellente chose. On ne peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un petit lavement d’huile camphrée.» Et le duc, se frottant les mains : « Il est vivant, qu’est-ce qu’on veut de plus ? Après avoir passé par où il a passé, c’est déjà bien beau. Il est même à envier d’avoir un tempérament pareil. Ah ! les malades, on a pour eux des petits soins qu’on ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m’a fait un gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais justement à cause de cela, j’en ai tant pris que je l’ai encore sur l’estomac. Cela n’empêche qu’on ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui. »

– Eh bien ! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j’avais demandé qu’on montât la photographie enveloppée que m’a envoyée M. Swann.

– Madame la duchesse, c’est si grand que je ne savais pas si ça passerait dans la porte. Nous l’avons laissé dans le vestibule. Est-ce que madame la duchesse veut que je le monte ?

– Eh bien ! non, on aurait dû me le dire, mais si c’est si grand, je le verrai tout à l’heure en descendant.

–J’ai aussi oublié de dire à madame la duchesse que Mme la comtesse Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.

– Comment, ce matin ? dit la duchesse d’un air mécontent et trouvant qu’une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin.

– Vers dix heures, madame la duchesse.

– Montrez-moi ces cartes.

– En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d’idée d’épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation première, c’est vous qui avez une singulière façon d’écrire l’histoire. Si quelqu’un a été bête dans ce mariage, c’est Gilbert d’avoir justement épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les Hesse, et de la branche aînée. C’est toujours stupide de parler de soi, dit-il en s’adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.

– Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui était major de tous les régiments de son pays, qu’on fiançait au roi de Suède…

– Oh ! Oriane, c’est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l’Europe.

– Ça m’empêche pas que si on disait dans la rue: «Tiens, voilà le roi de Suède», tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la    Concorde, et si on dit : « Voilà  M. de Guermantes », personne ne sait qui c’est.

– En voilà une raison !

–Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prétendre.

Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt avec ce qu’elle avait laissé comme carte. Alléguant qu’elle n’en avait pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu’elle avait reçue, et, gardant le contenu, avait corné l’enveloppe qui portait le nom: La comtesse Molé. Comme l’enveloppe était assez grande, selon le format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette « carte », écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d’une carte de visite ordinaire. « C’est ce qu’on appelle la simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu’elle n’avait pas de cartes et montrer son originalité. Mais nous connaissons tout ça, n’est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre l’esprit d’une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle peut étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix heures du matin. Sa vieille mère souris lui montrera qu’elle en sait autant qu’elle sur ce chapitre-là. » Swann ne put s’empêcher de rire en pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de Mme Molé, trouverait bien dans «l’esprit des Guermantes» quelque réponse impertinente à l’égard de la visiteuse. « Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane… », reprit le duc, à qui la duchesse coupa la parole, sans écouter.

– Mais mon petit Charles, je m’ennuie après votre photographie.

– Ah ! extinctor draconis labrator Anubis, dit Swann.

– Oui, c’est si joli ce que vous m’avez dit là- dessus en comparaison du Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi Anubis.

– Comment est celui qui est ancêtre de Babal ? demanda M. de Guermantes.

– Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes d’un air sec pour montrer qu’elle méprisait elle-même ce calembour. Je voudrais les voir tous, ajouta-t-elle.

– Écoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancée, dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma femme ne nous fichera pas la paix tant qu’elle n’aura pas vu votre photographie. Je suis moins impatient à vrai dire, ajouta-t-il d’un air de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait plutôt mourir.

– Je suis tout à fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des comtes de Brabant.

– Je vous ai répété cent fois comment le titre était entré dans la maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la photographie et que je pensais à celles que Swann me rapportait à Combray), par le mariage d’un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c’est même plutôt ce titre de prince de Hesse qui est entré dans la maison de Brabant, que celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du reste que notre cri de guerre était celui des ducs de Brabant : « Limbourg à qui l’a conquis », jusqu’à ce que nous ayons échangé les armes des Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que nous avons eu tort, et l’exemple des Gramont n’est pas pour me faire changer d’avis.

– Mais, répondit Mme de Guermantes, comme c’est le roi des Belges qui l’a conquis… Du reste, l’héritier de Belgique s’appelle le duc de Brabant.

– Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et pèche par la base. Vous savez aussi bien que moi qu’il y a des titres de prétention qui subsistent parfaitement si le territoire est occupé par un usurpateur. Par exemple, le roi d’Espagne se qualifie précisément de duc de Brabant, invoquant par là une possession moins ancienne que la nôtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de Milan. Or, il ne possède pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le Brabant, que je ne possède moi- même ce dernier, ni que ne le possède le prince de Hesse. Le roi d’Espagne ne se proclame pas moins roi de Jérusalem, l’empereur d’Autriche également, et ils ne possèdent Jérusalem ni l’un ni l’autre. » Il s’arrêta un instant, gêné que le nom de Jérusalem ait pu embarrasser Swann, à cause des « affaires en cours », mais n’en continua que plus vite : « Ce que vous dites là, vous pouvez le dire de tout. Nous avons été ducs d’Aumale, duché qui a passé aussi régulièrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse dans la maison d’Albert. Nous n’élevons pas plus de revendications sur ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nôtre et qui devint fort régulièrement l’apanage de la maison de La Trémoille, mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s’ensuit pas qu’elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi, le fils de ma belle-sœur porte le titre de prince d’Agrigente, qui nous vient de Jeanne la Folle, comme aux La Trémoille celui de prince de Tarente. Or Napoléon a donné ce titre de Tarente à un soldat, qui pouvait d’ailleurs être un fort bon troupier, mais en cela l’empereur a disposé de ce qui lui appartenait encore moins que Napoléon III en faisant un duc de Montmorency, puisque Périgord avait au moins pour mère une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoléon Ier n’avait de Tarente que la volonté de Napoléon qu’il le fût. Cela n’a pas empêché Chaix d’Est-Ange, faisant allusion à notre oncle Condé, de demander au procureur impérial s’il avait été ramasser le titre de duc de Montmorency dans les fossés de Vincennes.

– Écoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les fossés de Vincennes, et même à Tarente. Et à ce propos, mon petit Charles, c’est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me parliez de votre Saint- Georges, de Venise. C’est que nous avons l’intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait différent ! Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous, avec tout ce que vous m’avez souvent raconté sur les souvenirs de la conquête normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu’un voyage comme ça deviendrait, fait avec vous ! C’est-à-dire que même Basin, que dis-je, Gilbert ! en profiteraient, parce que je sens que jusqu’aux prétentions à la couronne de Naples et toutes ces machines-là m’intéresseraient, si c’était expliqué par vous dans de vieilles églises romanes, ou dans des petits villages perchés comme dans les tableaux de primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Défaites l’enveloppe, dit la duchesse à un valet de pied.

– Mais, Oriane, pas ce soir ! vous regarderez cela demain, implora le duc qui m’avait déjà adressé des signes d’épouvante en voyant l’immensité de la photographie.

–Mais ça m’amuse de voir cela avec Charles », dit la duchesse avec un sourire à la fois facticement concupiscent et finement psychologique, car, dans son désir d’être aimable pour Swann, elle parlait du plaisir qu’elle aurait à regarder cette photographie comme de celui qu’un malade sent qu’il aurait à manger une orange, ou comme si elle avait à la fois combiné une escapade avec des amis et renseigné un biographe sur des goûts flatteurs pour elle. « Eh bien, il viendra vous voir exprès, déclara le duc, à qui sa femme dut céder. Vous passerez trois heures ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais où allez-vous mettre un joujou de cette dimension-là ?

– Mais dans ma chambre, je veux l’avoir sous les yeux.

– Ah ! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j’ai chance de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser à la révélation qu’il faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports conjugaux.

–Eh bien, vous déferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par amabilité pour Swann). Vous n’abîmerez pas non plus l’enveloppe.

– Il faut même que nous respections l’enveloppe, me dit le duc à l’oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui ne suis qu’un pauvre mari bien prosaïque, ce que j’admire là dedans c’est que vous ayez pu trouver une enveloppe d’une dimension pareille. Où avez-vous déniché cela ?

– C’est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre d’expéditions. Mais c’est un mufle, car je vois qu’il a écrit dessus : « la duchesse de Guermantes » sans « madame ».

– Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d’un coup paraissant frappée d’une idée qui l’égaya, réprima un léger sourire, mais revenant vite à Swann : Eh bien ! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous ?

– Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.

– Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez été avec elle à Venise et à Vicence. Elle m’a dit qu’avec vous on voyait des choses qu’on ne verrait jamais sans ça, dont personne n’a jamais parlé, que vous lui avez montré des choses inouïes, et même, dans les choses connues, qu’elle a pu comprendre des détails devant qui, sans vous, elle aurait passé vingt fois sans jamais les remarquer. Décidément elle a été plus favorisée que nous… Vous prendrez l’immense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la déposer, cornée de ma part, ce soir à dix heures et demie, chez Mme la comtesse Molé. Swann éclata de rire. « Je voudrais tout de même savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d’avance, vous pouvez savoir que ce sera impossible. »

– Ma chère duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d’abord vous voyez que je suis très souffrant.

– Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n’avez pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. À ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture était avancée. « Allons, Oriane, à cheval », dit le duc qui piaffait déjà d’impatience depuis un moment, comme s’il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient. « Eh bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ? » questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.

– Mais, ma chère amie, c’est que je serai mort depuis plusieurs mois. D’après les médecins que j’ai consultés, à la fin de l’année le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c’est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.

– Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.

– Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu’ici. Mais comme vous me l’avez demandé et que maintenant je peux mourir d’un jour à l’autre… Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce qu’il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et qu’il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d’apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant : « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n’a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s’écria: « Voyons, Oriane, ne  restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint-Euverte tient à ce qu’on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit- il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix, Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint-Euverte. »

Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. «Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs! Avec une toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. »

– Mais,    mon    ami,    répondit    doucement    la duchesse, gênée de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu… puisque nous sommes en retard…

– Mais non, nous avons tout le temps. Il n’est que moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, qu’est- ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. D’ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez qu’ils n’arrivent jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. « Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs. »

–Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarqué les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choqué.

– Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c’est plus élégant qu’ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas été plutôt arrivée qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J’aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal à l’estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :

– Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous !

 

Marcel Proust

Le côté de Guermantes

Éditions Gallimard


Publié par : FD_S
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