Joachim du Bellay – Défense et illustration de la langue française (1549)

Chapitre XII. Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les louanges de la France

Donc, s’il est ainsi que de notre temps les astres, comme d’un commun accord, ont par une heureuse influence conspiré en l’honneur et accroissement de notre langue, qui sera celui des savants qui n’y voudra mettre la main, y répandant de tous côtés les fleurs et fruits de ces riches cornes d’abondance grecque et latine ? ou, à tout le moins, qui ne louera et approuvera l’industrie des autres ? Mais qui sera celui qui la voudra blâmer ? Nul, s’il n’est vraiment ennemi du nom français. Ce prudent et vertueux Thémistocle Athénien montra bien que la, même loi naturelle, qui commande à chacun défendre le lieu de sa naissance, nous oblige aussi de garder la dignité de notre langue, qand il condamna à mort un héraut du roi de Perse, seulement pour avoir employé la langue attique aux commandements du barbare. La gloire du peuple romain n’est moindre (comme a dit quel qu’un) en l’amplification de son langage, que de ses limites. Car la plus haute excellence de leur république, voire du temps d’Auguste, n’était assez forte pour se défendre contre l’injure du temps, par le moyen de son Capitole, de ses thermes et magnifiques palais, sans le bénéfice de leur langue, pour laquelle seulement nous les louons, nous les admirons, nous les adorons. Sommes-nous donc moindres que les Grecs ou Romains, qui faisons si peu de cas de la nôtre ? Je n’ai entrepris de faire comparaison de nous à ceux-là, pour ne faire tort à la vertu française, la conférant à la vanité grégeoise : et moins à ceux-ci, pour la trop ennuyeuse longueur que ce serait de répéter l’origine des deux nations, leurs faits, leurs lois, moeurs et manières de vivre : les consuls, dictateurs et empereurs de l’une, les rois, ducs et princes de l’autre. Je confesse que la fortune leur ait quelquefois été plus favorable qu’à nous : mais aussi dirai-je bien (sans renouveler les vieilles plaies de Rome, et de quelle excellence, en quel mépris de tout le monde, par ses forces mêmes elle a été précipitée) que la France, soit en repos ou en guerre, est de long intervalle à préférer à l’Italie, serve maintenant et mercenaire de ceux auxquels elle voulait commander. Je ne parlerai ici de la tempérie de l’air, fertilité de la terre, abondance de tous genres de fruits nécessaires pour l’aise et entretien de la vie humaine, et autres innumérables commodités, que le ciel, plus prodigalement que libéralement, a élargi à la France. Je ne conterai tant de grosses rivières, tant de belles forêts, tant de villes, non moins opulentes que fortes, et pourvues de toutes munitions de guerre. Finalement je ne parlerai de tant de métiers, arts et sciences qui florissent entre nous, comme la musique, peinture, statuaire, architecture et autres, non guères moins que jadis entre les Grecs et les Romains. Et si pour trouver l’or et l’argent, le fer n’y viole point les sacrées entrailles de notre antique mère : si les gemmes, les odeurs et autres corruptions de la première générosité des hommes n’y sont point cherchées du marchand avare : aussi le tigre enragé, la cruelle semence des lions, les herbes empoisonneresses et tant d’autres pestes de la vie humaine, en sont bien éloignées. Je suis content que ces félicités nous soient communes avec autres nations, principalement l’Italie : mais quant à la piété, religion, intégrité de moeurs, magnanimité de courages, et toutes ces vertus rares et antiques (qui est 1a vraie et solide louange), la France a toujours obtenu, sans controverse, le premier lieu. Pourquoi donc sommes-nous si grands admirateurs d’autrui ? pourquoi sommes-nous tant iniques à nous-mêmes ? pourquoi mandions-nous les langues étrangères comme si nous avions honte d’user de la nôtre ? Caton l’aîné (je dis celui Caton dont la grave sentence a été tant de fois approuvée du sénat et peuple romain) dit à Posthumie Albin, s’excusant de ce que lui, homme romain, avait écrit une histoire en grec : Il est vrai qu’il t’eût fallu pardonner, si par le décret des Amphictyoniens tu eusses été contraint d’écrire en grec. Se moquant de l’ambitieuse curiosité de celui qui aimait mieux écrire en une langue étrangère qu’en la sienne, Horace dit que Romule en songe l’admonesta, lorsqu’il faisait des vers grecs, de ne porter du bois en la forêt : ce que font ordinairement ceux qui écrivent en grec et en latin. Et quand la gloire seule, non l’amour de la vertu, nous devrait induire aux actes vertueux, si ne vois-je pourtant qu’elle soit moindre à celui qui est excellent en son vulgaire, qu’à celui qui n’écrit qu’en grec ou en latin. Vrai est que le nom de celui-ci (pour autant que ces deux langues sont plus fameuses) s’étend en plus de lieux : mais bien souvent, comme la fumée qui sort grosse au commencement, peu à peu s’évanouit parmi le grand espace de l’air, il se perd, ou pour être opprimé de l’infinie multitude des autres plus renommés, il demeure quasi en silence et obscurité. Mais la gloire de celui-là, d’autant qu’elle se contient en ses limites, et n’est divisée en tant de lieux que l’autre, est de plus longue durée, comme ayant son siège et demeure certaine. Quand Cicéron et Virgile se mirent à écrire en latin, l’éloquence et la poésie étaient encore en enfance entre les Romains, et au plus haut de leur excellence entre les Grecs. Si donc ceux que j’ai nommés, dédaignant leur langue, eussent écrit en grec, est-il croyable qu’ils eussent égalé Homère et Démosthène? Pour le moins n’eussent-ils été entre les Grecs ce qu’ils sont entre les Latins. Pétrarque semblablement, et Boccace, combien qu’ils aient beaucoup écrit en latin, si est-ce que cela n’eût été suffisant pour leur donner ce grand honneur qu’ils ont acquis, s’ils n’eussent écrit en leur langue. Ce que bien connaissant maints bons esprits de nôtre temps, combien qu’ils eussent déjà acquis un bruit non vulgaire entre les Latins, se sont néanmoins convertis à leur langue maternelle, mêmes Italiens, qui ont beaucoup plus grande raison d’adorer la langue latine que nous n’avons. Je me contenterai de nommer ce docte cardinal Pierre Bembe, duquel je doute si oncques homme imita plus curieusement Cicéron, si ce n’est par aventure un Christofle Longueil. Toutefois parce qu’il a écrit en italien, tant en vers comme en prose, il a illustré et sa langue et son nom, trop plus qu’ils n’étaient auparavant. Quelqu’un (peut-être) déjà persuadé par les raisons que j’ai alléguées, se convertirait volontiers à son vulgaire, s’il avait quelques exemples domestiques. Et je dis, que d’autant s’y doit-il plutôt mettre, pour occuper le premier ce à quoi les autres ont failli. Les larges campagnes grecques et latines sont déjà si pleines, que bien peu reste d’espace vide. Déjà beaucoup d’une course légère ont atteint le but tant désiré, longtemps y a que le prix est gagné. Mais, ô bon Dieu, combien de mer nous reste encore avant que nous soyons parvenus au port ! combien le terme de notre course est encore loin ! Toutefois je te veux bien avertir que tous les savants hommes de France n’ont point méprisé leur vulgaire. Celui qui fait renaître Aristophane et feint si bien le nez de Lucien, en porte bon témoignage. A ma volonté que beaucoup, en divers genres d’écrire, voulussent faire le semblable, non point s’amuser à dérober l’écorce de celui dont je parle, pour en couvrir le bois tout vermoulu de je ne sais quelles lourderies, si mal plaisantes qu’il ne faudrait autre recette pour faire passer l’envie de rire à Démocrite. Je ne craindrai point d’alléguer encore, pour tous les autres, ces deux lumières françaises, Guillaume Budé et Lazare de Baïf, dont le premier a écrit, non moins amplement que doctement, l’Institution du Prince, oeuvre certes assez recommandé par le seul nom de l’ouvrier : l’autre n’a pas seulement traduit l’Électre de Sophocle, quasi vers pour vers, chose laborieuse, comme entendent ceux qui ont essayé le semblable, mais d’avantage a donné à notre langue le nom d’Épigrammes et d’Élégies, avec ce beau mot composé aigre-doux, afin qu’on n’attribue l’honneur de ces choses à quelque autre : et de ce que je dis, m’a assuré un gentilhomme mien ami, homme certes non moins digne de foi que de singulière érudition et jugement non vulgaire. Il me semble (lecteur ami des Muses françaises) qu’après ceux que j’ai nommés, tu ne dois avoir honte d’écrire en ta langue ; mais encore dois-tu, si tu es ami de la France, voire de toi-même, t’y donner du tout, avec cette généreuse opinion, qu’il vaut mieux être un Achille entre les siens, qu’un Diomède, voire bien souvent un Thersite, entre les autres.

Conclusion de toute l’oeuvre

Or sommes-nous, la grâce à Dieu, par beaucoup de périls et de flots étrangers, rendus au port, à sûreté. Nous avons échappé du milieu des Grecs, et par les escadrons romains pénétré jusques au sein de la tant désirée France. Là donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles d’elle (comme vous avez fait plus d’une fois) ornez vos temples et autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie, et ce traître Camille, qui, sous ombre de bonne foi, vous surprenne tous nus comptant la rançon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallogrecs. Pillez-moi, sans conscience, les sacrés trésors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois : et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles, ni ses flèches rebouchées. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles, avec une chaîne attachée à sa langue.


Publié par : Philament
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