Le Con
I
Le Con
Le Con est typiquement humain. On n’en trouve dans aucune autre espèce animale, à l’exception de certains chiens (Canis lupus domesticus), car le chien souvent se complait à imiter son maître. Bien qu’on soit habitué à le rencontrer, il demeure un sujet d’étonnement. D’exclamation en tous cas. Quel Con !
La langue française jouit d’une excellente réputation.
On la parlait jadis dans les meilleures cours d’Europe. Par ailleurs, on la causait. Dans les tavernes, les champs, les manufactures. (Quand on ne lui préférait pas le breton, le basque ou l’occitan.) Aujourd’hui on la parle encore dans les cours de recréation, les cabinets ministériels, les bistrots, et même dans certains journaux.
Des mots disparaissent, d’autres ne font que passer, certains s’incrustent. Ils sont d’autant plus expressifs que leur sens n’est pas exactement défini.
Le Con est un cas d’espèce. Il en existe de nombreux types, de toute taille. Commençons par le plus grand.
Vous avez sûrement un Grand Con près de chez vous, peut-être même dans votre famille. Les grands cons sont des cons plutôt sympathiques, en général. Le Grand Con se cogne un peu partout, marche dans les flaques, se prend la tête dans les toiles d’araignée. Il n’a pas l’air très à l’aise dans l’existence. Il émeut. Les types qui ont toujours l’air à l’aise en toutes circonstances sont plutôt désagréables.
Le Grand Con est inadapté. Dans un monde que chacun s’accorde à trouver petit, injuste, surpeuplé, pollué, cruel, le Grand Con demeure à bon droit stupide. (Du latin stupidus ; frappé de stupeur.) Dans sa formidable simplicité, s’il n’est pas forcément le plus con, il reste le plus grand.
Il finit tout de même par lasser.
Mais il n’est pas seul. On risque de tomber aussi sur des petits cons, des gros cons, des vieux ou des jeunes cons, des cons comme un balai ou comme la lune, isolément ou en bande.
Ces gens-là sont assez difficile à classer car, assez souvent, ils ne sont pas seulement petits ou gros, ou seulement vieux. On connait de vieux petits gros. Certains ont l’air d’être grands parce qu’ils sont très maigres. On en croit d’autres petits parce qu’ils se trouvent loin – ou parce que leurs parents, leur conjoint ou leur directeur les tiennent à distance. On les distingue avec difficulté sur les photos de groupe.
Il peut arriver que le Pauvre Con soit redevable de l’impôt sur la fortune et que la première personne à pénétrer dans une salle soit justement le Dernier des Cons.
On reconnaît que de nombreux individus ont l’air con au fait qu’ils ne savent pas comment se tenir. Le Con a souvent d’excellentes raisons de ne pas savoir comment se tenir. Il est très grand et il est con. Il est très petit et il est con. Ou alors il est bêtement de taille moyenne et très con.
A moins que ce ne soit le contraire. Le Con aurait l’air con parce qu’il ne sait pas comment se tenir. Dans ce cas, le Con ne serait pas si con que ça.
C’est ce qui est embêtant avec les cons. On n’est jamais sûr. L’espèce demeure profondément mystérieuse.
Observons le Con dans la nature. Le Grand Con est généralement inoffensif, alors que le Petit Con est souvent teigneux. Mais, bien que des tas d’archivistes amateurs soient persuadés du contraire, l’étiquette ne fait pas l’homme. Il n’est donc pas impossible de tomber sur un Grand Méchant Con ou un Adorable Petit Con.
La Sagesse Populaire (qui n’est pas la moitié d’un con) s’accorde sur un échantillonnage qui donne à peu près ceci :
Le Grand Con et le Bon Con sont les plus civils. Ils disent bonjour, au revoir, merci. Ils sont parfois très drôles, mais ils ne s’en rendent pas forcement compte.
Le Gros Con est un con ambigu, pour ne pas dire un faux con. Il n’est souvent qu’un gros bêta. Mais, à l’occasion de certaines circonstances historiques, il peut se révéler capable du pire. Dans les temps difficiles, les Gros Cons ont tendance à se regrouper et il n’est pas rare que l’un d’eux, encouragé par l’effet de masse, se prenne pour le Roi des Cons… L’histoire nous en donne malheureusement de multiples exemples (se référer à son manuel habituel).
Le Con Moyen n’est, en principe, pas dangereux. Mais n’allez surtout pas lui dire qu’il n’est qu’un Con Moyen. On a pu voir des tas de Cons Moyens consacrer leur vie aux entreprises les plus criminelles, ou les plus idiotes, dans le seul but d’échapper à la moyenne et de finir par être considérés comme des Gros Cons.
Le Con Moyen non contrarié a longtemps été employé dans l’infanterie. En première ligne, lors de batailles savamment planifiées. Parfois, on ne lui donnait même pas d’arme, seulement un tambour ou une cornemuse.
Il n’est pas sans inconvénient, non plus, de laisser entendre à un Con qui se croit propre qu’il n’est, à proprement parler, qu’un Sale Con. Le Sale Con est le plus désagréable de tous. On n’a pas trop envie d’en parler. Si on vous désigne un Sale Con et que vous réclamez des détails, on vous répondra vraisemblablement : « Laisse tomber, c’est un Sale Con, c’est tout ! »
Il est intéressant de signaler l’existence d’une sous-classe : le Sale Petit Con. Et qu’il n’existe pas de Sale Grand Con. Apparemment, personne n’a jamais rencontré de Sale Grand Con.
Le Con a t-il des excuses ? Sans aucun doute. On peut lui trouver de bonnes excuses. Il a été très malade. Il n’a jamais eu de chances. Sa femme l’a quitté. Le noir est sorti quinze fois de suite à la roulette. Ses enfants ne viennent jamais le voir. Ses parents l’ont abandonné. Enfin… Il est quand même vraiment con.
Il faut cependant reconnaître que le sens du mot nous échappe. Le mot lui-même nous échappe souvent, dans des circonstances désagréables de la vie quotidienne (la vie est terriblement quotidienne), à des moments et dans des endroits où nous donnerions n’importe quoi pour être un peu seuls. Tranquilles. Il arrive que le Con lui-même vous traite de con. (Et ne vous êtes-vous jamais écrié : « Mais qu’est ce que j’ai été con ! » ?)
Selon certaines études, tous le monde est, a été ou sera, un jour ou l’autre, une espèce de con.
N’empêche.
Jacques A. Bertrand
Les autres, c’est rien que des sales types
Editions Julliard