Pour comprendre les médias

 

L’estampe

Quelque chose à trouver…

 

Bien avant que Gutenberg n’inventât les caractères typographiques mobiles, la xylographie était fort répandue. Les plus populaires de ces estampes où l’image et le texte étaient réalisés ensemble furent peut-être les Biblia Pauperum ou bibles des pauvres. Il n’est pas facile de déterminer depuis combien de temps œuvraient ces imprimeurs-xylographes, au moment de l’apparition de la typographie : ces estampes bon marché et populaires, que méprisaient les gens instruits, ne furent pas plus conservées que ne le sont aujourd’hui les bandes dessinées. Ces imprimés pré-gutenbergiens sont eux aussi soumis à la grande loi de la bibliographie : plus il y en avait, moins il en reste. Cette loi ne s’applique pas qu’aux imprimés : elle vaut aussi pour les timbres-poste ou les premiers récepteurs de radio.

 

L’homme du Moyen Âge et de la Renaissance n’a guère connu la séparation et la spécialisation des arts apparues par la suite. Les manuscrits et les premiers imprimés se lisaient à haute voix, et la poésie était chantée ou psalmodiée. Et surtout, les manuscrits enluminés donnaient à l’écriture un poids plastique presque sculptural. Dans une analyse de l’œuvre du miniaturiste Andrea Mantegna, Millard Meiss écrit que les lettres de Mantegna se détachent des marges ornées de fleurs et de feuilles « comme des monuments de pierre, stables et finement taillés… On les sent lourdement ancrées sur le fond coloré dont elles se détachent nettement et où elles jettent souvent une ombre… »

 

L’art graphique et la publicité d’aujourd’hui témoignent d’une tendance analogue à considérer les lettres de l’alphabet comme des icônes gravées. Le lecteur a peut-être déjà perçu l’approche de cette évolution dans le sonnet de Rimbaud sur les voyelles ou dans certains tableaux de Braque. La façon dont la presse utilise les lettres dans les manchettes tend à leur donner une forme iconique, presque une résonance acoustique, ainsi qu’une qualité sculpturale et tactile.

 

L’estampe a une existence si courante et si banale que son caractère peut-être le plus important nous échappe entièrement : l’estampe est un énoncé pictural qui peut être reproduit exactement et indéfiniment, ou du moins tant que dure la gravure qui sert à l’impression. La répétition exacte constitue l’essence même du principe mécanique qui domine notre monde, principalement depuis Gutenberg. Le message de l’estampe et de la typographie, c’est d’abord la répétition. Outre la typographie, le principe des caractères mobiles apportait un moyen de mécaniser tous les métiers manuels en découpant une action globale en segments. L’alphabet avait amorcé la séparation, dans la parole, du geste, de l’image et du son : la gravure sur bois d’abord, puis la typographie, intensifièrent cette séparation. L’alphabet accordait une place dominante dans le mot à l’élément visuel et y ramenait tous les autres éléments sensoriels de la parole. On comprend dès lors l’accueil enthousiaste que fit à la gravure et même à la typographie un monde alphabétisé. Ces formes accordent au geste global et à l’attitude dramatique une place dont les chasse l’écriture.

 

L’estampe connut un vif succès comme moyen de communiquer l’information autant que d’inciter à la piété et à la méditation. Dès 1472, on imprimait à Vérone un Art de la Guerre de Volturius, illustré de gravures pour expliquer le fonctionnement des machines de guerre. Pendant deux cents ans, néanmoins, la gravure sur bois allait, dans les livres d’heures, les allégories et les calendriers de bergers, continuer de servir de support à la méditation.

 

Il est intéressant de noter que les estampes et les gravures anciennes, comme aujourd’hui les bandes dessinées des journaux et des « comic books », ne révèlent que peu de chose de la position d’un objet dans le temps ou de son aspect dans l’espace. Celui qui les regarde ou les lit est forcé de « participer » en complétant ou en interprétant les maigres indices fournis par les traits du contour. L’estampe et la bande dessinée ressemblent dans une certaine mesure à l’image de télévision, qui révèle très mal le détail des objets et impose une participation intense au téléspectateur, qui doit compléter ce que la trame ou la mosaïque de points lumineux ne fait qu’esquisser. Depuis l’apparition de la télévision, la popularité des « comic books » a beaucoup diminué.

 

Il est évident, du moins je le suppose, que si les média « froids » sont propices à la participation, les « chauds » ne le seront pas. Évidemment, c’est contredire une opinion fort répandue que d’affirmer que la typographie, médium chaud, engage moins le lecteur que jadis le manuscrit, ou que l’amateur de « comic books » et de télévision, média froids, en est un coproducteur et un participant actif.

 

Les réservoirs de main-d’œuvre asservie disparus, l’Occident dut compter sur la technologie bien davantage que ne l’avaient fait les Grecs et les Romains. De la même façon, face à la pénurie de main-d’œuvre pour accomplir les nouvelles tâches suscitées par la mise en valeur d’immenses territoires, le fermier américain fut conduit à imaginer une surabondance d’instruments aratoires. Logiquement, le succès complet en ce domaine consisterait à libérer l’homme entièrement de la nécessité de travailler ; en un mot, l’automation. C’est peut-être ce but qui a inspiré toutes nos technologies, mais cela ne signifie nullement que nous soyons prêts à en admettre les conséquences. Il vaut la peine, pour nous éclairer, de nous reporter aux temps reculés où le travail était une servitude spécialisée et où l’homme ne retrouvait sa dignité et ne s’engageait pleinement que dans le loisir.

 

La xylographie, cette forme primitive de l’imprimerie, nous révèle une des principales caractéristiques du langage : les mots, dans l’usage quotidien, perdent leur netteté. Quand Descartes explora le monde de la philosophie, au début du XVIIè siècle, il fut atterré par la confusion des langues et s’efforça de ramener la philosophie à une forme mathématique précise. Cette poursuite d’une précision déplacée n’a servi qu’à exclure de la philosophie la plupart des questions philosophiques ; le grand royaume de la philosophie n’allait pas tarder à se morceler en ce large éventail de sciences et de spécialités séparées que nous connaissons aujourd’hui. La valorisation intense de la précision et des diagrammes visuels est une force explosive qui fragmente l’univers de la connaissance comme celui du pouvoir. La quantité et la précision croissantes de l’information visuelle ont transformé l’imprimé en un monde tridimensionnel où règnent la perspective et le point de vue fixe. Jérôme Bosch, en des tableaux où se compénètrent les formes médiévales et l’espace de la Renaissance, a exprimé ce que c’était que de vivre pendant cette révolution, écartelé entre un monde ancien et un monde nouveau. Bosch créait des images plastiques, tactiles, mais les disposait dans l’intense perspective visuelle nouvelle. Il exprimait simultanément, en les superposant, l’ancienne notion médiévale de l’espace unique et discontinu et l’idée nouvelle d’un espace uniforme et suivi. Il a rendu cette situation avec une cauchemardesque intensité.

 

Lewis Carroll, lui, a fait du XIXè siècle un monde onirique aussi saisissant que celui de Bosch, mais basé sur des principes contraires. Dans Alice au Pays des Merveilles, le temps et l’espace continus qui avaient atterré la Renaissance apparaissent comme normaux. Mais Carroll envahit cet espace et ce temps euclidiens uniformes et familiers, et y projette la fantasque vision d’un temps et d’un espace discontinus, annonçant Kafka, Joyce et Eliot. Contemporain de Clerk Maxwell, Carroll était assez d’avant-garde pour avoir entendu parler des géométries non euclidiennes dont la vogue se dessinait. Dans Alice, il donne aux Victoriens sûrs d’eux-mêmes un avant-goût frondeur de l’espace et du temps einsteiniens. Bosch entrevoyait le monde moderne avec horreur, comme le Shakespeare du Roi Lear et le Pope de La Dunciade. Lewis Carroll, lui, a accueilli l’espace-temps de l’âge électronique avec des cris de joie.

 

Marshall McLuhan

Extrait de  : Pour comprendre les médias, l’estampe.

Traduction  : Jean Paré


Publié par : incipit_fr
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