Orlando

[Incipit]

I

IL — car son sexe n’était pas douteux, quoique la mode du temps fît quelque chose pour le déguiser — faisait siffler son épée à coups de taille contre une tête de Maure qui, pendue aux poutres, oscillait. Elle avait la couleur d’un vieux ballon; elle en aurait eu plus ou moins la forme, sans ses joues avalées et une ou deux touffes de cheveux rudes et secs comme la tignasse d’une noix de coco. Le père d’Orlando, ou peut-être son grand-père, l’avait décollée des épaules d’un énorme infidèle surgi soudain, au clair de lune, dans les champs barbares d’Afrique; et voici que doucement, sans arrêt, dans la brise qui soufflait toujours par les greniers de cette maison géante, elle oscillait sous le toit du lord qui l’avait tranchée.

Les aïeux d’Orlando avaient chevauché par des champs d’asphodèles, et des champs pierreux, et des champs encore, arrosés d’étranges rivières; ils avaient décollé de maintes épaules maintes têtes de maintes couleurs, et les avaient rapportées pour les suspendre aux poutres de leur toit. Ainsi ferait Orlando jurait-il. Mais comme il n’avait que seize ans et qu’il était trop jeune pour accompagner les autres dans leurs chevauchées d’Afrique ou de France, il se contentait d’échapper à sa mère et aux paons du jardin, de monter en son grenier, et là, d’estoquer, tailler et trancher l’air à grands coups de sa lame sifflante. Quelquefois il coupait la corde qui retenait la tête : elle rebondissait sur le sol; il devait la rependre, et, chevaleresque, attachait presque hors de portée cet ennemi dont les lèvres desséchées et noires grimaçaient alors un sourire de triomphe. La tête ballante oscillait : car ces greniers où Orlando avait élu domicile étaient au sommet d’une maison si vaste que le lui-même y semblait, pris au piège, soufflant d’ici, soufflant de là, hiver comme été. La tapisserie verte, celle qui représentait une chasse, sans cesse ondulait dans la brise. Les aïeux d’Orlando avaient été nobles dès leur apparition dans le monde. Ils étaient issus des brouillards nordiques avec des couronnes sur leurs têtes.

Virgina Woolf

Extrait de : Orlando

Traduction : Charles Mauron

Texte original


Publié par : incipit_fr
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