Un gentleman en Asie

[Incipit]

Je n’ai jamais pu éprouver pour Charles Lamb l’affection que lui vouent la plupart des lecteurs*. Mon esprit contrariant s’irrite des transports des autres et — à contrecœur, car Dieu sait que je ne souhaite pas refroidir par ma réserve l’enthousiasme de mon prochain — leurs emballements tarissent ma capacité d’admiration. Trop de critiques ont écrit des fadeurs sur Charles Lamb pour que je puisse jamais le lire sans embarras. Il ressemble à ces gens dont le cœur déborde et qui semblent guetter une catastrophe à vos dépens pour vous envelopper dans leur compassion. Leurs bras se tendent si vite pour vous relever après une chute que, tout en frottant votre tibia écorché, vous ne pouvez vous défendre de vous demander si, par hasard, ils n’ont pas mis sur votre chemin la pierre qui vous a fait trébucher. J’ai peur des gens qui ont trop de charme. Ils vous dévorent. Au bout du compte, vous êtes sacrifié à l’exercice de leur don attachant et de leur insincérité. Et je ne fais pas grand cas des écrivains dont le charme est l’atout principal. Cela ne suffit pas. Je veux une chair où planter les dents et, quand je commande un rôti de bœuf avec de la pâte à crêpe, il me déplaît de me voir apporter du pain et du lait. La sensiblerie du Doux Élia me déconcerte. Depuis une génération, Rousseau avait incité tous les écrivains à porter leur cœur en bandoulière et, au temps de Charles Lamb, c’était encore la mode d’écrire la gorge serrée d’émotion mais, dans mon esprit, son émotion à lui évoque trop souvent les larmoiements faciles de l’alcoolique. Je ne peux m’empêcher de me dire que ses attendrissements auraient gagné à être contenus grâce à l’abstinence, à une pilule mercurielle et à un purgatif.

*Charles Lamb (1775-1834) est le plus célèbre essayiste anglais de l’école romantique. Ses textes principaux ont été rassemblés de son vivant dans deux recueils : Essais d’Élia (1823) et Derniers Essais d’Élia (1833).

Somerset Maugham

Extrait de Un gentleman en Asie

Traduit de l’anglais par Joseph Dobrinsky

Editions 10/18


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