Total Khéops
Je ne pourrais pas rester longtemps ainsi. Derrière la porte, la terre continuait de tourner. Il y avait quelques salauds de moins sur la planète. C’était un autre jour, mais rien n’avait changé. Dehors, ça sentirait toujours le pourri. Je n’y pourrais rien. Ni personne. Ça s’appelait la vie, ce cocktail de haine et d’amour, de force et de faiblesse, de violence et de passivité. Et j’y étais attendu. Mes chefs, Auch, Cerutti. La femme de Pérol. Driss, Kader, Jasmine, Karine, Mouloud, Mavros, Djamel peut-être. Marie-Lou qui m’embrassait. Et Babette et Honorine qui m’embrassaient aussi.
J’avais tout mon temps. Besoin de silence. Pas envie de bouger, encore moins de parler. J’avais un farci, deux tomates et trois courgettes. Au moins six bouteilles de vin, dont deux de Cassis blanc. Une cartouche de cigarette à peine entamée. Suffisamment de Lagavulin. Je pouvais faire face. Encore une nuit. Et un jour. Et une nuit encore, peut-être.
Maintenant que j’avais dormi, que j’étais libéré de l’abrutissement des dernières vingt-quatre heures, les fantômes allaient lancer leur assaut. Ils avaient commencé. Par une danse macabre. J’étais dans la baignoire, à fumer, un verre de Lagavulin près de moi. J’avais fermé les yeux, un instant. Ils avaient tous rappliqué. Masses informes, cartilagineuses et sanguinolentes. En décomposition. Sous la conduite de Batisti, ils s’activaient à déterrer les corps de Manu et d’Ugo. Et de Leila, en lui arrachant ses vêtements. Je n’arrivais pas à ouvrir la tombe pour descendre les sauver. Les arracher à ces monstres. Peur de mettre un pied dans le trou noir. Mais Auch, derrière moi les mains dans les poches, me poussait à coups de pied au cul. Je basculais dans l’abîme poisseux. Je sortis la tête de l’eau. Respirant fort. Puis je m’aspergeai d’eau froide.
Jean-Claude Izzo
Rien ne change, et c’est un jour nouveau
Extrait de: Total Khéops (1995)