Chourmo
« Si on a du cœur, m’expliqua un jour mon père, on ne peut rien perdre, où qu’on aille. On ne peut que trouver. » Il avait trouvé Marseille, comme un coup de chance. Et nous nous promenions sur le port, heureux. Au milieu d’autres hommes qui parlaient de Yokohama, de Shanghai ou de Diégo-Suez. Ma mère lui donnait le bras et lui me tenait la main. Je portais encore des culottes courtes, et sur la tête, une casquette de pêcheur. C’était au début des années soixante. Les années heureuses. Tout le monde, le soir, se retrouvait là, à flâner le long des quais. Avec une glace à la pistache. Ou un paquet d’amandes ou de cacahuètes salées. Ou encore, suprême bonheur, un cornet de jujubes.
Même après, quand la vie fut plus dure, qu’il lui fallut vendre sa superbe Dauphine, il continua à penser la même chose. Combien de fois ai-je douté de lui ? De sa morale d’immigré. Étriquée, sans ambition, je croyais. Plus tard j’avais lu Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Vers la fin du roman, Aliocha disait à Krassotkine: « Tu sais, Kolia, dans le futur tu seras sûrement très malheureux. Mais bénis la vie dans son ensemble. » Des mots qui résonnaient dans mon cœur avec les intonations mêmes de mon père. Mais il était trop tard pour lui dire merci.
Jean-Claude Izzo
Où il est difficile de croire aux coïncidences
Extrait de: Chourmo (1996)