Thérèse Desqueyroux

Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles! o Créateur! peut-il exister des monstres aux yeux de celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits, et comment ils auraient pu ne pas se faire ….

Charles BAUDELAIRE.

Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas.

Mais je sais que tu existes, moi qui, depuis des années, t’épie et souvent t’arrête au passage, te démasque.

Adolescent, je me souviens d’avoir aperçu, dans une salle étouffante d’assises, livrée aux avocats moins féroces que les dames empanachées, ta petite figure blanche et sans lèvres.

Plus tard, dans un salon de campagne, tu m’apparus sous les traits d’une jeune femme hagarde qu’irritaient les soins de ses vieilles parentes, d’un époux naïf: « Mais qu’ a-t-elle donc? disaient-ils. Pourtant nous la comblons de tout. »

Depuis lors, que de fois ai-je admiré, sur ton front vaste et beau, ta main un peu trop grande! Que de fois, à travers les barreaux vivants d’une famille, t’ai-je vue tourner en rond, à pas de louve; et de ton œil méchant et triste tu me dévisageais.

Beaucoup s’étonneront que j’aie pu imaginer une créature plus odieuse encore que tous mes autres héros. Saurai-je jamais rien dire des êtres ruisselants de vertu et qui ont le cœur sur la main? Les «cœurs sur la main » n’ont pas d’histoire; mais je connais celle des cœurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue.

J’aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu; et j’ai longtemps désiré que tu fusses digne du nom de sainte Locuste. Mais plusieurs, qui pourtant croient à la chute et au rachat de nos âmes tourmentées, eussent crié au sacrilège.

Du moins, sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule.

I

L’AVOCAT ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans le couloir dérobé du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l’aspira. Elle avait peur d’être attendue, hésitait à sortir. Un homme, dont le col était relevé, se détacha d’un platane; elle reconnut son père. L’avocat cria : «Non-lieu» et, se retournant vers Thérèse :

« Vous pouvez sortir: il n’y a personne. »

Elle descendit des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l’embrassa pas, ne lui donna pas même un regard; il interrogeait l’avocat Duros qui répondait à mi-voix comme s’ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos:

«Je recevrai demain l’avis officiel du non-lieu. ­

— Il ne peut plus y avoir de surprise?

— Non : les carottes sont cuites, comme on dit.

François Mauriac


Publié par : incipit_fr
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