Si j’étais vous…

La porte cochère se referma derrière Fabien avec un fracas sourd qui emplit le silence nocturne d’un coup de tonnerre. Une seconde ou deux le jeune homme s’arrêta pour souffler encore, puis jetant son nom sous la voûte, il passa devant le grand escalier et gagna, dans un coin de la cour, l’escalier plus modeste qui le menait à son logis. Toutes les lumières étaient éteintes. Seule la clarté d’une lune de mars passait à travers les carreaux nus des hautes fenêtres et permettait d’y voir un peu. Il buta dans plusieurs marches et atteignit l’entresol où il se laissa tomber sur une banquette qu’un locataire avait placée à sa porte. Rien ne bougeait dans la maison et Fabien n’entendait que le son haletant de son propre souffle; il ôta son chapeau; peu à peu son coeur espaçait ses battements.

Il monta encore un étage et par une fenêtre entrouverte plongea son regard dans la grande cour pavée dont les pierres semblaient dormir. Cette vue l’apaisa. Depuis près de trois ans, il voyait chaque soir les rangées d’orgueilleuses fenêtres que dominait un fronton d’une sévérité classique et il prêtait au vieil édifice, où le logeait la charité d’une parente, des sentiments qui variaient avec sa propre humeur. La grande maison devenait une personne tantôt renfrognée, tantôt pleine d’indulgence, et d’ordinaire Fabien souriait de son air fastueux, du déploiement ostentatoire de ses corniches gréco-romaines, de son pavé ancien qui résonnait sous les pas des visiteurs. L’orgueil de la vie, le jeune homme ne pouvait guère lire autre chose dans la façade de cet hôtel où circulait encore une rumeur d’histoire. Cette nuit, pourtant, il promena les yeux sur les persiennes closes et leur sut gré d’être là comme d’habitude, de lui offrir le spectacle d’un ennui prospère et de quelque chose d’indéfinissable qui ressemblait à un désespoir de bon ton. Cette lourdeur et cette tristesse mêmes que Fabien redoutait, et dont il cherchait par tous les moyens à studieusement abolir en lui la présence, il les accueillait maintenant, il remerciait le vaste et pesant hôtel d’être aussi stable et aussi solide, alors qu’en lui-même l’inquiétude faisait bruire le sang à ses tempes.

L’oreille tendue au silence comme à une musique délicieuse, il laissa passer quelques minutes, puis monta sans s’arrêter jusqu’au cinquième étage, tira une clef de sa poche et entra chez lui. Ce fut alors seulement qu’il se sentit en sécurité. Il tourna la clef dans la serrure et verrouilla la porte avec un geste d’une précision énergique, comme pour prendre sa revanche de tous les moments de la journée où sa faiblesse s’était fait voir.

L’appartement était petit, obscur, encombré. Des rayons de livres rendaient plus étroit encore le boyau qui menait à la pièce où travaillait Fabien, mais là, posée au bout d’une longue table, une lampe répandait sa lumière tranquille sur les étagères de bois blanc et les rangées de volumes aux reliures fatiguées ; pourtant, si modeste que fût ce décor, il n’en avait pas moins une sorte de beauté studieuse qui parlait de vie intérieure. Le plancher nu et deux parois vides prêtaient à ce lieu un air d’austérité qui trahissait le goût d’un idéal difficile. On sentait qu’ici la pauvreté était acceptée avec orgueil, la chaise de paille et la petite bouteille d’encre beaucoup moins imposées par la gêne que préférées aux objets de luxe qu’un riche eût mis à leur place.

D’ordinaire, en rentrant, le jeune homme prenait un livre et s’asseyait à la table, comme pour donner à la soirée une fin sérieuse en accord avec l’image qu’il se formait de lui-même, mais cette fois, sans jeter un coup d’oeil dans la pièce, il ouvrit la fenêtre et, s’accoudant à la barre d’appui, porta la vue au loin. Par-dessus les toits, un énorme ciel noir ouvrait ses gouffres où palpitaient des étoiles. Fabien reconnut plusieurs constellations dont il murmura les noms avec le regret de n’en pas savoir plus. Chaque fois qu’il regardait ainsi dans les avenues de la nuit, il lui semblait qu’il s’élevait doucement au-dessus du monde; ces points lumineux disposés dans un ordre secret fascinaient son esprit comme une énigme dont le sens incompréhensible l’apaisait et l’inquiétait tour à tour. Des minutes passèrent, et plus il regardait, plus il lui semblait qu’il s’éloignait de la fenêtre et de la maison sans que cessât pourtant la sensation de la barre d’appui sous ses coudes. On eût dit qu’à force de promener la vue dans le vide, une sorte d’abîme se creusait en lui-même, répondant à ces vertigineuses profondeurs où l’imagination défaillait. Plus rien n’importait sur la terre, pensait-il, si cette terre était vraiment aussi petite que l’affirmaient les astronomes, mais si chétive qu’elle fût et si minuscule un être humain sur cette terre, cet être n’en avait pas moins toutes ces étoiles dans sa tête. Et fermant les yeux, Fabien retenait en lui ce monde étrange fait de lumière et d’obscurité, s’y perdait, s’y jetait avec un effroi d’enfant, puis, les paupières rouvertes, lançait à nouveau dans l’espace sa vue qui chavirait d’horreur. Et le sentiment lui venait qu’elle emportait avec elle toute une partie de lui-même, la plus audacieuse, la plus vraie.

Rien de tout cela ne se formulait dans son cerveau et cependant rien n’était plus précis. Depuis son enfance il devinait en lui la présence de quelque chose qui, d’une manière inexprimable, demeurait hors de sa portée, et ce quelque chose se libérait quand il levait les yeux vers le ciel nocturne. Pour décrire cet état, les mots se montraient pitoyablement inutiles, mais, dans l’esprit de Fabien, les choses les plus belles de cette vie échappaient au langage inventé par l’homme. Avait-on jamais réussi à emprisonner dans une phrase un regard, un parfum, un accord musical ? Tout se réduisait à d’imparfaites allusions que chacun pouvait entendre à sa guise. Ainsi, devant les astres d’une nuit limpide, Fabien éprouvait la tristesse d’un muet cherchant à dire ce qui est en lui ; et il se demanda si jamais un homme avait pu délivrer son âme de ce grand poids de choses inexprimées dont la chargent les étoiles.

Julien Green, Si j’étais vous, Paris, Plon, 1947.


Publié par : Ouimenon
Étiquettes :
Previous post
Next post

One Response to Si j’étais vous…

  1. Pingback: Les tweets qui mentionnent Si j’étais vous… -- Topsy.com

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *