La chasse dans les collines

[Extrait]

 

Comprenant que, ce jour là, j’aurais beau rôder dans toute la montagne mes efforts seraient infructueux, je décidai de rentrer plus tôt que prévu. Je décidai de marcher jusqu’au Mont R. qui encadrait le village de Y. sur la bordure nord, et au moment où je m’engageai sur la sente escarpée, bien connue de tous les chasseurs, qui court le long d’un éboulement de terre en direction de la vallée, il était sans doute déjà aux environs de quatre heures. Ce sentier doit être un passage des eaux quand il pleut, car des pierres affleurent tout au long, et pas un brin d’herbe ne pousse sur la terre rouge, qui ressemble à un lit de torrent asséché.

 

Moi qui suis pourtant habitué aux chemins de montagne, je trouvais toujours ce petit chemin pierreux des plus malaisé. De là, cependant, on jouit d’une vue d’ensemble du village de Y. : la cinquantaine de maisons éparpillées en désordre sur un espace grand comme un mouchoir de poche offrent au regard, dans l’air limpide, un rafraîchissant spectacle. Une fois là, on n’est plus qu’à une demi-heure du village.

 

Quand, quittant enfin ce chemin caillouteux et difficile, j’attaquai la dernière montée par un chemin gravissant la colline, je fis inopinément s’envoler un faisan, à dix mètres à peine de mes pieds. Je me trouvais à ce moment là à peu près à mi-flanc de la pente boisée, couverte d’herbe blanchie par le gel. A une dizaine de mètres de distance, sur la droite le long du chemin qui suivait paresseusement la pente, commençaient les fourrés de chênes-charbons et de chênes nara qui se succédaient jusqu’au sommet. C’est de ce taillis que le faisan s’était envolé.

 

Surpris dans le rythme soutenu de ma marche, je trébuchai et dus poser un genou sur l’herbe, mais j’épaulai aussitôt mon fusil, sans même corriger ma position instable.

Le faisan survola le bois de chênes, rasant les faîtes, en direction du sommet du mont, puis, changent brusquement de direction, prit son envol vers les hauteurs, cherchant peut-être à rejoindre les flancs de la plus proche montagne, de l’autre côté du vallon. Autant dire que j’étais sûr de l’abattre.

 

Sans quitter ma proie des yeux, je ramenai ma jambe en avant d’un geste sûr pour redresser ma position incommode, et relevai progressivement le canon de mon fusil, suivant la trajectoire de l’oiseau. Sentant ma joue se crisper sous cette tension particulière de la visée, je retins mon souffle un instant, puis appuyai sur la détente. La déflagration se répercuta longtemps aux alentours, déchirant l’air du crépuscule. Après avoir tiré, je pris conscience de la cruauté de mon geste. Le faisan tomba en ligne droite dans l’espace, avec toute la pesanteur de la matière inerte. Il s’abattit avec une étrange soudaineté, comme privé de vie d’un coup, et vint atterrir dans d’épais fourrés, à une centaine de mètres de l’endroit où je me trouvais.

 

Ecartant les taillis, je me rapprochais de l’endroit où je pensais l’avoir vu tomber. Il me sembla entendre Bell fourrager dans les broussailles en contrebas et remonter. Nous étions sur la bonne piste : je m’arrêtai, inspectai les alentours à travers les fourrés, et ne tardai pas à apercevoir, sur une étendue couverte d’herbe gelée, comme si les buissons avaient été taillés uniquement à cet endroit, mon faisan gisant là, l’air abandonné. C’était un endroit escarpé difficile à atteindre de là où je me trouvais,mais je me ménageai un point d’appui et commençai à descendre en direction de l’oiseau, me laissant glisser et m’agrippant aux branches. J’arrivai presque en même temps que Bell, qui surgit, tout excité, des buissons sur ma droite.

 

Le faisan était déjà mort. Allongé sur le côté, les deux pattes serrées, il semblait avoir eu une mort paisible. Satisfait d’avoir abattu au moins un faisan, heureux à l’idée de ne pas rentrer bredouille, je m’assis près de l’oiseau, et sortis une cigarette de mon étui. Seulement, une fois assis, je remarquai qu’à cet endroit avait dû autrefois s’élever une cabane de charbonnier ou un dépôt de charbon, car les arbres avaient été taillés sur un espace d’environ six mètres carrés, formant une sorte de petite aire naturelle de repos, invisible de l’extérieur de la pente couverte d’arbres.

 

Toujours assis, j’allais saisir une allumette quand j’interrompis mon geste : un morceau d’étoffe à mes pied venait d’attirer ma vue. Je tendis la main pour le ramasser, l’étalai sur mon pantalon de velours côtelé. C’était un mouchoir. Si mes yeux s’étaient arrêtés sur ce mouchoir, et si je l’avais ramassé, c’est que la bordure était brodée au fil de soie, d’un motif de feuilles de trèfle bleues tel qu’en composent les étudiantes, et également parce que je connaissais les doigts blancs qui avaient façonné ce motif avec zèle, environ six mois auparavant. Pas le moindre doute ce mouchoir m’était familier.

 

Frappé de stupeur, je contemplai l’objet, me demandant comment le mouchoir de Chikako – Chikako était le prénom de mon épouse – avait bien pu atterrir à cet endroit. Il était taché de boue mais cela devait faire quelques jours à peine qu’il était tombé là. La preuve en était qu’il ne portait pas trace de pluie, et que la marque de la pliure en quatre ne s’était pas encore effacée.

Je sursautai brusquement en songeant :

« Ainsi c’était donc vrai… ! »

Cet endroit était situé à une demi-lieue à peine du village, même une femme pouvait s’y rendre facilement en une demi-heure. En outre, il formait une petite cavité dans la colline, dissimulée à la vue par les buissons alentours. On y était bien à l’abri de la fraîcheur du vent et, comme il était orienté au sud, les rayons du soleil devaient le réchauffer tout au long du jour. On ne pouvait rêver lieu de repos plus idéal.

Chikako avait dû venir ici. Ses pas l’avaient portée précisément jusqu’ici, peu de temps auparavant. Rien ne l’en empêchait, naturellement, mais pourquoi diable venir ici ? J’étais certain qu’elle n’était pas venue seule : un homme l’avait accompagnée.

 

Je me relevai, passai cruellement un fil de fer à travers les cavités nasales du faisan, l’attachai à ma ceinture et me remis en route.

« Ma foi, tant pis. Mais la prochaine fois que Chikako viendra ici, elle ne s’en tirera pas comme ça ! «  me répétai-je intérieurement. Un désir d’une étrange force, pareil à une décision, avait traversé mon esprit. Pendant que je marchais, la vision du corps frêle de Chikako gisant à plat ventre dans l’herbe passa devant mes prunelles, me donnant le vertige, desséchant ma bouche.

« C’est tout ce qu’elle mérite », dis-je à voix basse, ressentant pour la première fois à l’égard de Chikako une violente haine. Oui, j’exécrai vraiment comme une ennemie mortelle ma jeune épouse, de quinze ans ma cadette. « Calme-toi, il faut te calmer ! » me répétais-je, mais l’angoisse revenait sans cesse m’assaillir et c’est d’un pas vacillant que je descendis le sentier menant au bas de la pente.

 

Quand j’y songe maintenant, ce faisan avait pris sur moi une belle revanche !

 

Yasushi Inoué

Extrait de : Le fusil de chasse et autres récits

Ed. Stock – Collection La Cosmopolite

Traduction : Catherine Ancelot


Publié par : Capuche
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