Léon l’Africain

J’avais ton âge, mon fils, et plus jamais je n’ai revu Grenade. Dieu n’a pas voulu que mon destin s’écrive tout entier en un seul livre, mais qu’il se déroule, vague après vague, au rythme des mers. À chaque traversée, il m’a délesté d’un avenir pour m ‘en prodiguer un autre ; sur chaque nouveau rivage, il a rattaché à mon nom celui d’une patrie délaissée.
D’Almeria à Melilla, en une journée et une nuit, mon existence a chaviré. La mer était clémente pourtant, et le vent docile, mais c’est dans le cœur des miens que grossissait la tempête.
Hamed le délivreur avait bien fait les choses, Dieu lui pardonne. Quand la côte d’Andalousie ne fut plus derrière nous qu’un mince filet de remords, une femme accourut vers notre coin de fuste, enjambant allègrement bagages et voyageurs. Sa démarche enjouée seyait mal à son accoutrement, des voiles si sombres, si épais, que nous aurions tous eu du mal à la reconnaître si Mariam n’avait été dans ses bras.
Les seuls cris de joie furent les miens et ceux de ma sœur. Mohamed et Warda étaient pétrifiés par l’émotion, ainsi que par les cent regards qui les assiégeaient. Quant à Salma, elle me serra un peu plus fort contre sa poitrine. À sa respiration retenue, à quelques soupirs échappés, je compris qu’elle souffrait. Ses larmes coulaient sans doute à l’abri de son voile, et ce n’était pas sans raison, puisque la passion débridée de mon père allait bientôt nous mener tous au bord de la déchéance .
Mohamed le peseur, si serein, et tout à coup si indomptable ! Il m’est arrivé de le perdre dans ma jeunesse, pour le retrouver dans mon âge mûr, quand il n’était plus là. Et j’ai dû attendre mes premiers cheveux blancs, mes premiers regrets, avant de me convaincre que tout homme, y compris mon père, avait le droit de faire fausse route s’il croyait poursuivre le bonheur. Dés lors je me suis mis à chérir ses errements, comme j’espère que tu chériras les miens, mon fils. Je te souhaite même de t’égarer parfois à ton tour. Et je te souhaites d’aimer, comme lui, jusqu’à la tyrannie, et de rester longtemps disponible aux nobles tentations de la vie.

Pour Haroun et moi, la découverte de Fès ne faisait que commencer. Nous allions la déshabiller voile après voile comme une mariée dans sa chambre de noces. De cette année-là, j’ai gardé mille souvenirs qui me ramènent, chaque fois que je les évoque, à la candeur insouciante de mes neuf ans. C’est pourtant le plus douloureux d’entre eux que je me sens contraint de raconter ici, car, si je le passais sous silence, je faillirais à ma tâche de témoin fidèle.
La promenade avait commencé ce jour-là comme toutes les autres. Haroun voulait fureter, je n’étais pas moins curieux. Nous savions qu’il y avait, à l’ouest de la ville, un petit faubourg nommé el-Mers dont notre maître d’école ne parlait qu’avec une sorte de moue inquiète. Etait-il loin ? Etait-il dangereux ? D’autres que nous se seraient arrêtés à ces détails ; nous nous contentions de marcher.
En arrivant à ce faubourg, vers midi, nous comprîmes sans peine de quoi il retournait. Dans les rues, des femmes adossées aux façades, ou à des portes ouvertes qui ne pouvaient être que celles des tavernes. Haroun mimait les allures aguichantes d’une matrone.
Et si nous allions voir ce qu’il y avait dans les tavernes ? Nous savions qu’il nous était impossible d’y entrer, mais nous pouvions toujours y jeter un coup d’œil à la sauvette.
Nous approchons donc de la première. La porte est entrouverte. Nous tendons nos deux petites têtes à l’intérieur. Il fait obscur. Nous ne voyons qu’un attroupement de clients. Au milieu, une abondante chevelure rousse. Rien d’autre, car on nous a déjà repérés et nous détalons en vitesse, tout droit vers la taverne de la rue à côté. Il ne fait pas plus clair, mais nos yeux s’orientent plus vite. Nous comptons quatre chevelures, une quinzaine de clients. Dans la troisième, nous avons le temps de distinguer quelques visages, quelques coupes luisantes, quelques carafes. Le jeu continue. Nos têtes inconscientes s’engouffrent dans la quatrième. Il fait plus clair, nous semble-t-il, nous distinguons tout prés de la porte un visage. Cette barbe, ce profil, cette allure ? Je retire ma tête et me mets à courir dans la rue. Je ne fuis ni les tenanciers ni les videurs. L’image que je veux laisser loin derrière moi est celle de mon père assis dans la taverne, à une table, avec à ses côtés une chevelure étalée. Moi, je l’ai vu, Haroun l’a sûrement reconnu. Lui-même nous a-t-il aperçus ? Je ne le pense pas.
Depuis, il m’est arrivé plus d’une fois d’aller dans des tavernes et des quartiers plus sordides qu’el-Mers. Mais, ce jour-là, la terre se dérobait sous mes pieds. On aurait dit le jour du Jugement. J’avais honte, j’avais mal. Je n’arrêtais pas de courir, les larmes le long des joues, les yeux presque fermés, la gorge prise, le souffle étranglé.
Haroun me suivait, sans me parler, sans me toucher, sans même venir trop près. Il attendit que je sois épuisé, que je m ‘assoie sur le pas d’une échoppe close. Lui-même s’assit à côté, toujours sans un mot. Et puis, au bout d’une longue heure, alors que je me relevais, plus calme, il se mit debout et , imperceptiblement, me dirigea vers le chemin du retour. C’est seulement, quand, au crépuscule, nous arrivâmes en vue de la maison de Khâli que Haroun parla pour la première fois :
 » Tous les hommes sont toujours allés dans les tavernes ; tous les hommes ont toujours aimé le vin. Sinon, pourquoi Dieu aurait-il eu besoin de le défendre ?  »
Le lendemain même, je revis Haroun le Furet sans déplaisir. C’est la rencontre avec mon père que je redoutais. Fort heureusement, il devait partir pour la campagne où il cherchait un terrain à louer. Il revint quelques semaines plus tard, mais alors le destin avait déjà noyé mes peines et les siennes dans de plus grands malheurs. 

Léon l’Africain – Amin Maalouf


Publié par : Pierrederuelle
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