Au Bonheur des Dames

Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville; et ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le coeur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte, tout en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu d’une complication d’ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l’enseigne: Au Bonheur des dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment. C’était un développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant que, près d’elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.

– Au Bonheur des dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein ? c’est gentil, c’est ça qui doit faire courir le monde !

Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie, mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches des étiquettes. A côté, encadrant le seuil, pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieu d’un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines, gilets, tout un étalage d’hiver aux couleurs bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d’Amérique à un franc, et des mitaines à cinq sous. C’était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à la rue.

***

Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des confections. Et jamais elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d’un prix considérable, élargissait un voile d’autel, deux ailes déployées, d’une blancheur rousse; des volants de point d’Alençon se trouvaient jetés en guirlandes; puis, c’était, à pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les marines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. A droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme: occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argenté; d’un côté, une rotonde de soie, doublée de petit-gris; de l’autre, un paletot de drap, brodé de plumes de coq; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous les caprices, depuis les sorties de bal à vingt-neuf francs jusqu’au manteau de velours affiché dix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflait l’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans le molleton rouge du col; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes.

– Elles sont fameuses! murmura Jean, qui ne trouva rien d’autre pour dire son émotion.

Du coup, il était lui-même redevenu immobile, la bouche ouverte. Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait la beauté d’une fille, une beauté qu’il semblait avoir volée à sa soeur, la peau éclatante, les cheveux roux et frisés, les lèvres et les yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement, Denise paraissait plus mince encore, avec son visage long à la bouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa chevelure pâle. Et Pépé, également blond, d’un blond d’enfance, se serrait davantage contre elle, comme pris d’un besoin inquiet de caresses, troublé et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils étaient si singuliers et si charmants, sur le pavé, ces trois blonds vêtus pauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et ce garçon superbe, que les passants se retournaient avec des sourires.

 

Émile Zola

Extrait de Au Bonheur des Dames (1883)


Publié par : Margaux
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