New York et la société américaine – Souvenirs de voyage

 

 

En 1609, un navigateur anglais au service de la Hollande, Henry Hudson, recherchant après tant d’autres le fameux passage du nord-ouest qui devait conduire directement d’Amérique dans l’Inde, découvrait par le 40° degré 1/2 de latitude le grand fleuve qui porte son nom. Cinq ans après, les Hollandais jetaient sur les rives du fleuve, à 230 kilomètres de l’embouchure, les fondements d’une colonie à la fois station militaire et poste de traitants, Fort-Orange. Vers l’embouchure de l’Hudson, sur l’île de Manhattan, achetée aux Indiens, ils établissaient aussi un port de commerce qu’ils appelaient Nieuw-Amsterdam. Les Anglais, proches voisins des Hollandais en Amérique, virent ces établissements de mauvais œil. Aucune limite précise ne séparant les deux peuples rivaux, la lutte ne pouvait tarder à naître. En 1664, les Anglais, sous un prétexte futile, s’emparèrent des possessions qu’on appelait déjà la Nouvelle-Hollande, les perdirent quelque temps après, et finalement, en 1674, les reprirent pour toujours, Nieuw-Amsterdam échangea son nom contre celui de New-York, et Fort-Orange le sien contre celui d’Albany.

Les soixante années de la domination batave marquent ce que l’on pourrait appeler les temps héroïques de New-York. Washington Irving a chanté cette époque dans un livre resté célèbre*. Le nom de Knickerbocker, qu’il donne à l’auteur supposé du récit, sert à distinguer familièrement aux États-Unis les descendants des anciens colons hollandais. Ce nom, qu’aucun dictionnaire ne mentionne et dont on connaît encore moins l’étymologie, paraît avoir été primitivement celui qu’on donnait aux culottes courtes que portaient les premiers immigrants. Leurs fils ont relevé ce sobriquet avec une sorte de fierté, et quelques-uns sont restés fidèles, avec une ténacité touchante, aux mœurs austères sinon aux costumes d’autrefois. C’est avec la culotte serrée aux genoux, les souliers à boucle, la perruque à queue et le tricorne sacramentel que la caricature aime à représenter en Amérique le personnage légendaire de Knickerbocker, le primitif colon.

Au temps où elle était hollandaise, l’île de Manhattan comptait à peine quelques centaines de hardis, traitons qui faisaient, avec les Mohawcs et les Mohicans, Indiens des nations iroquoises et algonquines, le commerce des fourrures et surtout des peaux de castor. Les marchands établis à demeure à Fort-Orange et Nieuw-Amsterdam échangeaient ces pelleteries contre des armes, des munitions, de l’eau-de-vie, et les envoyaient dans les Pays-Bas. En retour, la mère-patrie expédiait sur ce point perdu du Nouveau-Monde des vivres, des liqueurs, des hommes. On ne tarda pas à cultiver le tabac, les légumes, le blé, à élever du bétail, à moudre le grain dans des moulins à vent qui s’élevaient, sur des éminences naturelles au milieu de la Nouvelle-Amsterdam. Des gouverneurs, envoyés d’Europe ou nommés par les résidents, régissaient la petite colonie. Un fort, dont on voit encore les traces, commandait l’embouchure de l’Hudson ; chaque soir, lorsque sonnait la retraite, les habitants rentraient chez eux et s’endormaient paisibles derrière les fossés et les murailles qui les mettaient à couvert d’une surprise des Indiens. Pendant le jour, au lieu qu’on nommait la Parade, devenu depuis la Batterie, on se promenait, on devisait devant la magnifique baie où l’Hudson marie ses eaux à celles de l’Océan. Pour tous ces colons peu affairés, le temps ne comptait guère, et le véridique historien de ces âges primitifs nous dit qu’à défaut de chronomètre on marquait les heures par la quantité de pipes que l’on fumait.

Ces façons patriarcales changèrent avec la domination anglaise. Le nombre des habitants passa bien vite de quelques centaines à plusieurs milliers, les affaires prirent un rapide essor, on établit un marché aux esclaves, on fonda un journal. Les armateurs de New-York ravitaillèrent de farine et de viande salée les Antilles, qui leur expédiaient du sucre et du café. Cependant d’autres places de commerce telles que Boston au nord, Philadelphie, Baltimore, Charleston dans le sud, l’emportaient sur New-York. La place de Newport, dans le Rhode-Island, florissante par la pêche de la baleine, lui était aussi supérieure. Vint la guerre de l’indépendance (1776). New-York resta jusqu’à la fin le centre des forces anglaises ; elle ne fut évacuée qu’en 1783, à la signature de la paix. Dix ans après, sa population avait doublé : New-York comptait alors 35 000 habitants. L’élan subit qu’a pris cette ville depuis la fin du XVIIIe siècle ne s’est plus arrêté. En 1807, c’est sur les eaux de l’Hudson que navigue le premier bateau à vapeur, celui de Fulton, le Clermont ; il remonte, pour son premier essai, de New-York à Albany, en emmenant des voyageurs. En 1825, le fameux canal de l’Erié est achevé et met New-York en communication directe, par l’Hudson, avec les immenses lacs du nord, véritables mers intérieures, et les plaines fertiles de l’ouest que l’on commence à coloniser. Arrivent bientôt les chemins de fer. En 1831, le grand railroad de l’Erié, qui se dirige vers les mêmes lieux que le canal, est décrété, et c’est grâce à ces deux voies économiques, comme à sa position exceptionnelle sur l’Océan, à la beauté, à la sûreté, à l’amplitude de son port et du fleuve large et profond qui y débouche, que New-York devient bientôt sans conteste la première ville des deux Amériques. En 1842, elle assure contre toutes les chances de l’avenir le service de ses eaux potables par la construction du bel aqueduc de Croton, que bien des capitales de l’Europe lui envient. Ni les incendies, ni les épidémies, ni les révoltes armées de la rue, qui viennent par moments la surprendre, ne peuvent enrayer un progrès continu. Ses édifices privés et publics se multiplient. Depuis un siècle, la population de cette ville étonnante double tous les vingt ans ; elle dépasse aujourd’hui un million d’âmes.

Il n’y a que deux ports au monde qui font plus d’affaires que New-York, ce sont Londres et Liverpool. En un clin d’œil, New-York a laissé bien loin derrière elle les villes ses sœurs qui lui avaient un moment disputé avec éclat la prééminence. La Nouvelle-Orléans, assise aux embouchures du Mississipi, San-Francisco, reine du Pacifique, ne pourraient même songer à lui contester un jour le premier rang, et encore moins, dans l’Amérique du Sud, Rio-Janeiro et Buenos Aires, aussi heureusement situées, qui commandent des territoires encore mieux dotés de la nature, mais où les hommes ont moins d’énergie et moins d’audace. New-York s’est décorée elle-même, dans un élan de légitime orgueil, du titre de cité impériale, Empire-City ; on va voir qu’elle le justifie sous plus d’un rapport.
Suite

 

L. Simonin

Extrait de : New York et la société américaine – Souvenirs de voyage

Revue des Deux Mondes T. 6, 1874

Texte intégral

* A History of New-York from the Beginning of the World to the End of the Dutch Dynasty, by Dietrich Knickerbocker, Washington Irving


Publié par : incipit_fr
Étiquettes : , ,
Previous post
Next post

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *