L’enfance d’un chef

[Incipit]

 

«Je suis adorable dans mon petit costume d’ange.» Mme Portier avait dit à maman : « Votre petit garçon est gentil à croquer. Il est adorable dans son petit costume d’ange.» M. Bouffardier attira Lucien entre ses genoux et lui caressa les bras : « C’est une vraie petite fille, dit-il en souriant. Comment t’appelles-tu ? Jac­queline, Lucienne, Margot ?» Lucien devint tout rouge et dit : «Je m’appelle Lucien.» Il n’était plus tout à fait sûr de ne pas être une petite fille : beaucoup de personnes l’avaient embrassé en l’appelant mademoiselle, tout le monde trouvait qu’il était si charmant avec ses ailes de gaze, sa longue robe bleue, ses petits bras nus et ses boucles blondes ; il avait peur que les gens ne décident tout d’un coup qu’il n’était plus un petit garçon ; il aurait beau protester, personne ne l’écouterait, on ne lui permettrait plus de quitter sa robe sauf pour dormir, et le matin en se réveillant il la trouverait au pied de son lit et quand il voudrait faire pipi, au cours de la jour­née, il faudrait qu’il la relève, comme Nénette et qu’il s’asseye sur ses talons. Tout le monde lui dirait : ma jolie petite chérie ; peut-être que ça y est déjà, que je suis une petite fille ; il se sentait si doux en dedans, que c’en était un petit peu écœurant, et sa voix sortait toute flûtée de ses lèvres, et il offrit des fleurs à tout le monde avec des gestes arrondis; il avait envie de s’embrasser la saignée du bras. Il pensa : ça n’est pas pour de vrai. Il aimait bien quand ça n’était pas pour de vrai mais il s’était amusé davantage le jour du Mardi gras : on l’avait costumé en Pierrot, il avait couru et sauté en criant, avec Riri, et ils s’étaient cachés sous les tables. Sa maman lui donna un coup léger de son face-à-main. «Je suis fière de mon petit garçon. » Elle était imposante et belle, c’était la plus grasse et la plus grande de toutes ces dames. Quand il passa devant le long buffet couvert d ‘une nappe blanche, son papa qui buvait une coupe de champagne le souleva de terre en lui disant : « Bonhomme ! » Lucien avait envie de pleurer et de dire : « Na ! » Il demanda de l’orangeade parce qu’elle était glacée et qu’on lui avait défendu d’en boire. Mais on lui en versa deux doigts dans un tout petit verre. Elle avait un goût poisseux et n’était pas du tout si glacée que ça : Lucien se mit à penser aux orangeades à l’huile de ricin qu’il avalait quand il était si malade. Il éclata en sanglots et trouva bien consolant d’être assis entre papa et maman dans l’automobile. Maman serrait Lucien contre elle, elle était chaude et parfumée, toute en soie. De temps à autre, l’intérieur de l’auto devenait blanc comme de la craie, Lucien clignait des yeux, les violettes que maman portait à son cor­sage sortaient de l’ombre et Lucien respirait tout à coup leur odeur. Il sanglotait encore un peu mais il se sentait moite et chatouillé, à peine un peu poisseux, comme l’orangeade ; il aurait aimé barboter dans sa petite baignoire et que maman le lavât avec l’éponge de caoutchouc. On lui permit de se coucher dans la chambre de papa et de maman, comme lorsqu’il était bébé ; il rit et fit grincer les ressorts de son petit lit, et papa dit : « Cet enfant est surexcité. » Il but un peu d’eau de fleurs d’oranger et vit papa en bras de chemise.

Le lendemain Lucien était sûr d’avoir oublié quelque chose. Il se rappelait très bien le rêve qu’il avait fait : papa et maman portaient des robes d’anges, Lucien était assis tout nu sur son pot, il jouait du tambour, papa et maman vole­taient autour de lui ; c’était un cauchemar. Mais, avant le rêve, il y avait eu quelque chose, Lucien avait dû se réveiller. Quand il essayait de se rap­peler, il voyait un long tunnel noir éclairé par une petite lampe bleue toute pareille à la veilleuse qu’on allumait le soir, dans la chambre de ses parents. Tout au fond de cette nuit sombre et bleue quelque chose s’était passé – quelque chose de blanc. Il s’assit par terre aux pieds de maman et prit son tambour. Maman lui dit : « Pourquoi me fais-tu ces yeux-là, mon bijou ? » Il baissa les yeux et tapa sur son tambour en criant : « Boum, boum, tararaboum. » Mais quand elle eut tourné la tête il se mit à la regar­der minutieusement, comme s’il la voyait pour la première fois. La robe bleue avec la rose en étoffe, il la reconnaissait bien, le visage aussi. Pourtant ça n’était plus pareil. Tout à coup il crut que ça y était ; s’il y pensait encore un tout petit peu, il allait retrouver ce qu’il cherchait. Le tunnel s’éclaira d’un pâle jour gris, et on voyait remuer quelque chose. Lucien eut peur et poussa un cri : le tunnel disparut. « Qu’est-ce que tu as, mon petit chéri ? » dit maman. Elle s’était agenouillée près de lui et avait l’air inquiet. « Je m’amuse », dit Lucien. Maman sen­tait bon, mais il avait peur qu’elle ne le touchât : elle lui paraissait drôle, papa aussi, du reste. Il décida qu’il n’irait plus jamais dormir dans leur chambre.

 

Jean-Paul Sartre

L’enfance d’un chef

Editions Gallimard

 


Publié par : FD_S
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