Mémoires de Vidocq

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Ma naissance. – Dispositions précoces. – Je suis mitron. – Un premier vol. – La fausse clé. – Les poulets accusateurs. – L’argenterie enlevée. – La prison. – La clémence maternelle. – Mon père ouvre les yeux. – Le grand coup. – Départ d’Arras. – Je cherche un navire. – Le courtier d’un musicos. – Le danger de l’ivresse. – La trompette m’appelle. – M. Comus, premier physicien de l’univers. – Le précepteur du général Jacquot. – Les acrobates. – J’entre dans la banque. – Les leçons du petit diable. – Le sauvage de la mer du Sud. – Polichinel et le théâtre des variétés amusantes. – Une scène de jalousie, ou le sergent dans l’œil. – Je passe au service d’un médecin nomade. – Retour à la maison paternelle. – La connaissance d’une comédienne. – Encore une fugue. – Mon départ dans un régiment. – Le camarade précipité. – La désertion. – Le franc Picard et les assignats. – Je passe à l’ennemi. – Une schlag. – Je reviens sous mes anciens drapeaux. – Un vol domestique et la gouvernante d’un vieux garçon. – Deux duels par jour. – Je suis blessé. – Mon père fonctionnaire public. – Je fais la guerre. – Changement de corps. – Séjour à Arras.

 

Je suis né à Arras : mes travestissements continuels, la mobilité de mes traits, une aptitude singulière à me grimer, ayant laissé quelques incertitudes sur mon âge, il ne sera pas superflu de déclarer ici que je vins au monde le 23 juillet 1775, dans une maison voisine de celle où, seize ans auparavant, était né Robespierre. C’était la nuit : la pluie tombait par torrents ; le tonnerre grondait ; une parente, qui cumulait les fonctions de sage-femme et de sybille, en conclut que ma carrière serait fort orageuse. Il y avait encore dans ce temps de bonnes gens qui croyaient aux présages : aujourd’hui qu’on est plus éclairé, combien d’hommes qui ne sont pas des commères, parieraient pour l’infaillibilité de Mademoiselle Lenormand !
Quoi qu’il en soit, il est à présumer que l’atmosphère ne se bouleversa pas tout exprès pour moi, et bien que le merveilleux soit parfois chose fort séduisante, je suis loin de penser que là haut on ait pris garde à ma naissance. J’étais pourvu d’une constitution des plus robustes, l’étoffe n’y avait pas été épargnée ; aussi, dès que je parus, on m’eût pris pour un enfant de deux ans, et j’annonçais déjà ces formes athlétiques, cette structure colossale, qui depuis ont glacé d’effroi les coquins les plus intrépides et les plus vigoureux. La maison de mon père étant située sur la place d’armes, rendez-vous habituel de tous les polissons du quartier, j’exerçai de bonne heure mes facultés musculaires, en rossant régulièrement mes camarades, dont les parents ne manquaient pas de venir se plaindre aux miens. Chez nous, on n’entendait parler que d’oreilles arrachées, d’yeux pochés, de vêtements déchirés : à huit ans, j’étais la terreur des chiens, des chats et des enfants du voisinage ; à treize, je maniais assez bien un fleuret pour n’être pas déplacé dans un assaut. Mon père s’apercevant que je hantais les militaires de la garnison, s’alarma de mes progrès, et m’intima l’ordre de me disposer à faire ma première communion : deux dévotes se chargèrent de me préparer à cet acte solennel. Dieu sait quel fruit j’ai tiré de leurs leçons ! Je commençais, en même temps, à apprendre l’état de boulanger : c’était la profession de mon père, qui me destinait à lui succéder, bien que j’eusse un frère plus âgé que moi.
Mon emploi consistait principalement à porter du pain dans la ville. Je profitais de ces courses pour faire de fréquentes visites à la salle d’armes ; mes parents ne l’ignoraient pas, mais les cuisinières faisaient de si pompeux éloges de ma complaisance et de mon exactitude, qu’ils fermèrent les yeux sur mainte escapade Cette tolérance dura jusqu’à ce qu’ils eussent constaté un déficit dans le comptoir, dont ils ne retiraient jamais la clé. Mon frère, qui l’exploitait concurremment avec moi, fut pris en flagrant délit, et déporté chez un boulanger de Lille. Le lendemain de cette exécution, dont on ne m’avait pas confié le motif, je me disposais à explorer, comme de coutume, le bienheureux tiroir, lorsque je m’aperçus qu’il était soigneusement fermé. Le même jour, mon père me signifia que j’eusse à mettre plus de célérité dans mes tournées, et à rentrer à heure fixe. Ainsi il était évident que désormais je n’aurais plus ni argent ni liberté : je déplorai ce double malheur, et m’empressai d’en faire part à l’un de mes camarades, le nommé Poyant, qui était plus âgé que moi. Comme le comptoir était percé pour l’introduction des monnaies, il me conseilla d’abord de passer dans le trou une plume de corbeau enduite de glu ; mais cet ingénieux procédé ne me procurait que des pièces légères, et il fallut en venir à l’emploi d’une fausse clé, qu’il me fit fabriquer par le fils d’un sergent de ville. Alors je puisai de nouveau dans la caisse, et nous consommâmes ensemble le produit de ces larcins dans une espèce de taverne où nous avions établi notre quartier général. Là se réunissaient, attirés par le patron du lieu, bon nombre de mauvais sujets connus, et quelques malheureux jeunes gens qui, pour avoir le gousset garni, usaient du même expédient que moi. Bientôt je me liai avec tout ce qu’il y avait de libertins dans le pays, les Boudou, les Delcroix, les Hidou, les Franchison, les Basserie, qui m’initièrent à leurs dérèglements. Telle était l’honorable société au sein de laquelle s’écoulèrent mes loisirs, jusqu’au moment où mon père m’ayant surpris un jour, comme il avait surpris mon frère, s’empara de ma clé, m’administra une correction, et prit des précautions telles qu’il ne fallut plus songer à m’attribuer un dividende dans la recette.
Il ne me restait plus que la ressource de prélever en nature la dîme sur les fournées. De temps à autre, j’escamotais quelques pains ; mais comme, pour m’en défaire, j’étais obligé de les donner à vil prix, à peine, dans le produit de la vente, trouvais-je de quoi me régaler de tartes et d’hydromel. La nécessité rend actif : j’avais l’œil sur tout ; tout m’était bon, le vin, le sucre, le café, les liqueurs. Ma mère n’avait pas encore vu ses provisions s’épuiser si vite ; peut-être n’eût-elle pas découvert de sitôt où elles passaient, lorsque deux poulets que j’avais résolu de confisquer à mon profit élevèrent la voix pour m’accuser. Enfoncés dans ma culotte, où mon tablier de mitron les dissimulait ils chantèrent en montrant la crête, et ma mère, avertie ainsi de leur enlèvement, se présenta à point nommé pour l’empêcher. Il me revint alors quelques soufflets, et j’allai me coucher sans souper. Je ne dormis pas, et ce fut, je crois, le malin esprit qui me tint éveillé. Tout ce que je sais, c’est que je me levai avec le projet bien arrêté de faire main basse sur l’argenterie. Une seule chose m’inquiétait : sur chaque pièce le nom de Vidocq était gravé en toutes lettres. Poyant, à qui je m’ouvris à ce sujet, leva toutes les difficultés, et le jour même, à l’heure du dîner, je fis une rafle de dix couverts et d’autant de cuillers à café. Vingt minutes après, le tout était engagé, et dès le surlendemain, je n’avais plus une obole des cent cinquante francs que l’on m’avait prêtés.
Il y avait trois jours que je n’avais pas reparu chez mes parents, lorsqu’un soir je fus arrêté par deux sergents de ville, et conduit aux Baudets, maison de dépôt où l’on renfermait les fous, les prévenus et les mauvais sujets du pays. L’on m’y tint dix jours au cachot, sans vouloir me faire connaître les motifs de mon arrestation ; enfin le geôlier m’apprit que j’avais été incarcéré à la demande de mon père. Cette nouvelle calma un peu mes inquiétudes : c’était une correction paternelle qui m’était infligée, je me doutais bien qu’on ne me tiendrait pas rigueur. Ma mère vint me voir le lendemain, j’en obtins mon pardon ; quatre jours après j’étais libre, et je m’étais remis au travail avec l’intention bien prononcée de tenir désormais une conduite irréprochable. Vaine résolution !
Je revins promptement à mes anciennes habitudes, sauf la prodigalité, attendu que j’avais d’excellentes raisons pour ne plus faire le magnifique ; mon père, que j’avais vu jusqu’alors assez insouciant, était d’une vigilance qui eût fait honneur au commandant d’une grand’garde. Était-il obligé de quitter le poste du comptoir, ma mère le relevait aussitôt : impossible à moi d’en approcher, quoique je fusse sans cesse aux aguets. Cette permanence me désespérait. Enfin, un de mes compagnons de taverne pris pitié de moi : c’était encore Poyant, fieffé vaurien, dont les habitants d’Arras peuvent se rappeler les hauts faits. Je lui confiai mes peines. « Eh quoi ! me dit-il, tu es bien bête de rester à l’attache, et puis ça n’a-t-il pas bonne mine, un garçon de ton âge n’avoir pas le sou ? va ! si j’étais à ta place, je sais bien ce que je ferais. – Eh ! que ferais-tu ? – Tes parents sont riches, un millier d’écus de plus ou de moins ne leur fera pas de tort : de vieux avares, c’est pain béni, il faut faire une main-levée. – J’entends, il faut empoigner en gros ce qu’on ne peut pas avoir en détail. – Tu y es : après l’on décampe, ni vu ni connu. – Oui, mais la maréchaussée. – Tais-toi : est-ce que tu n’es pas leur fils ? et puis ta mère t’aime bien trop. » Cette considération de l’amour de ma mère, joint au souvenir de son indulgence après mes dernières fredaines, fut toute-puissante sur mon esprit ; j’adoptai aveuglément un projet qui souriait à mon audace ; il ne restait plus qu’à le mettre à exécution ; l’occasion ne se fit pas attendre.
Un soir que ma mère était seule au logis, un affidé de Poyant vint l’avertir, jouant le bon apôtre, qu’engagé dans une orgie avec des filles, je battais tout le monde, que je voulais tout casser et briser dans la maison, et que si l’on me laissait faire, il y aurait au moins pour 100 fr. de dégât, qu’il faudrait ensuite payer.
En ce moment, ma mère, assise dans son fauteuil, était à tricoter ; son bas lui échappe des mains ; elle se lève précipitamment et court tout effarée au lieu de la prétendue scène, qu’on avait eu le soin de lui indiquer à l’une des extrémités de la ville. Son absence ne devait pas durer long-temps : nous nous hâtâmes de la mettre à profit. Une clé que j’avais escamotée la veille nous servit à pénétrer dans la boutique. Le comptoir était fermé ; je fus presque satisfait de rencontrer cet obstacle. Cette fois, je me rappelai l’amour que me portait ma mère, non plus pour me promettre l’impunité, mais pour éprouver un commencement de remords. J’allais me retirer, Poyant me retint, son éloquence infernale me fit rougir de ce qu’il appelait ma faiblesse, et lorsqu’il me présenta une pince dont il avait eu la précaution de se munir, je la saisis presque avec enthousiasme : la caisse fut forcée ; elle contenait à peu près deux mille francs, que nous partageâmes, et une demi-heure après j’étais seul sur la route de Lille. Dans le trouble où m’avait jeté cette expédition, je marchai d’abord fort vite de sorte qu’en arrivant à Lens, j’étais déjà excédé de fatigue ; je m’arrêtai. Une voiture de retour vint à passer, j’y pris place, et en moins de trois heures j’arrivai dans la capitale de la Flandre française, d’où je partis immédiatement pour Dunkerque, pressé que j’étais de m’éloigner le plus possible, pour me dérober à la poursuite.

 

 

Eugène-François Vidocq

Extrait de : Mémoires de Vidocq – Tome I


Publié par : incipit_fr
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