Les fruits du Congo

[Incipit]

PREMIÈRE PARTIE

Les Iles

Sur l’Pont du Nord un bal y est donné

(Chanson populaire.)


Quand on disait au docteur Peyrolles qu’il faut malgré tout une ceinture pour retenir un pantalon, il répondait que les sauvages n’en portent pas et ne souffrent jamais de varices. Et quand on lui reprochait de coiffer son neveu d’un melon, il répondait que le gibus est trop cérémonieux pour un enfant et que tout le monde juge le chapeau mou bien débraillé. Et il en concluait : « Que voulez vous qu’on lui mette ? »

Lorsqu’il apprit la mort de sa pauvre sœur, déjà veuve de M. Lamourette, chef de musique d’infanterie de ligne qui avait été tué en 1914, il se trouvait dans un chalet des Alpes. Miss Cavendish y peignait la Jungfrau sous son jour le plus symétrique, avec soleil couchant et premier plan de fleurettes. Il ne put arriver si vite que son neveu ne fût déjà là. Il le trouva comme un parapluie sous l’escalier du vestibule, ruisselant sur le couloir dallé.

Le docteur n’avait pas l’habitude des enfants et traita son neveu comme une maladie. Il en fit le tour (en levant les pieds à cause des flaques) et l’ausculta. Il lui trouva une excellente constitution. Il lui fit mettre des vêtements secs. Il l’embrassa, le dépouilla de toutes ceintures, bretelles et autres jarretières qui sont contraires à la circulation du sang, puis le regarda de pied en cap, à la distance où l’on juge d’un tableau, et se demanda ce qui manquait encore.

Le béret du petit, au portemanteau, s’égouttait sur le carrelage. Le docteur décida d’acheter une coiffure sèche. Il emmena le jeune homme chez Piéprat, le meilleur chapelier de la ville, dont le fils était un mort célèbre de l’aviation, et demanda « un chapeau sec pour un enfant ». On lui proposa un melon. Il dit : « C’est cela, mais un melon bien sec. Et prenez-le à la taille de son âge. » Fred sortit donc coiffé d’une « cape » du modèle le plus coûteux, qui était doublée de soie blanche et portait dans la coiffe une inscription dorée disant « best quality ». M. Piéprat avait assuré que c’était un modèle « très coiffant ».

Le neveu étant sec, le vestibule essuyé, le docteur ne sut plus que faire, Mariette, la vieille bonne de famille, trouva l’enfant un peu cérémonieux. Elle reprocha à son maître de lui avoir peut-être choisi une coiffure au dessus de son âge.

– Ça l’avantage ! assura le docteur. On a toujours besoin d’une cape. Avec sa taille ce garçon-là peut porter n’importe quelle coiffure.

C’est pourquoi Frédéric fut voué au melon. Ce couvre-chef lui fit le plus grand honneur dans toute la classe de troisième. Il le porta d’abord honteusement, puis s’y habitua comme à une maladie chronique.

Quant au docteur, il écrivit immédiatement à Miss Cavendish, sur le dos d’une carte postale qui représentait l’Avenue de la Gare, pour lui expliquer que la vie présente des tournants impérieux dans lesquels on découvre parfois sous l’escalier du vestibule un neveu qu’il faudra garder sec toute la vie.

Cet homme brusque croyait en Dieu, et des touffes de poils gris lui sortaient des oreilles ; en un mot, c’était un tendre.

Le résultat fut que Fred, qui n’avait pas de hanches, partit sur la route du bachot, coiffé comme un chef de rayon, en retenant son pantalon à pleine poignée.

Alexandre Vialatte

Les fruits du Congo

Editions Gallimard


Publié par : FD_S
Étiquettes : ,
Previous post
Next post

One Response to Les fruits du Congo

  1. Pingback: Les tweets qui mentionnent Les fruits du Congo -- Topsy.com

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *