Alphonse ALLAIS – L’Affaire Blaireau

La plus violente douleur qu’on puisse éprouver, certes, est la perte d’un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela est violent, terrible, cela bouleverse et déchire; mais on guérit de ces catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines rencontres, certaines choses entre aperçues, devinées, certains chagrins secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde douloureux de pensées, qui entrouvrent devant nous brusquement la porte mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d’autant plus profondes qu’elles semblent bénignes, d’autant plus cuisantes qu’elles semblent presque insaisissables, d’autant plus tenaces qu’elles semblent factices, nous laissent à l’âme comme une traînée de tristesse, un goût d’amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes longtemps à nous débarrasser. Riche, bien née, pas plus laide qu’une autre, Arabella ne s’est jamais mariée, parce que, tout enfant, elle s’était juré à elle-même de n’appartenir qu’à un homme qui se serait sacrifié pour elle, un homme qui aurait bravé mille dangers, mille morts, un de ces hommes comme on n’en voit plus guère, hélas ! depuis la fermeture des croisades.

Le cas ne se présenta jamais ; Arabella tint son serment et demeura demoiselle. Quand je dis que le cas ne s’est jamais présenté, je me hâte un peu trop, comme la suite de ce récit ne va pas tarder à vous l’apprendre. ( Je ne devrais peut-être pas vous le dire maintenant, mais, tant pis, c’est plus fort que moi. Sachez donc qu’Arabella se mariera vers la fin de ce roman et qu’elle sera très heureuse. ).

(….)

Qu’était-ce au juste que Blaireau ?

Personne n’aurait su exactement le dire. C’était Blaireau, et voilà tout. Ni propriétaire, ni fermier, ni journalier, ni commerçant, ni industriel, ni fonctionnaire de l’État, ni rien du tout, Blaireau appartenait à cette classe d’êtres difficilement catégorisables et qui semblent, d’ailleurs, ne pas tenir enthousiastement à occuper une case déterminée sur le damier social.

Très philosophe, très madré, ce bohème rural était, par la population, soupçonné d’équilibrer son budget (!) grâce à des virements portant de préférence sur les végétaux d’autrui et les lièvres circonvoisins, le tout mijoté sur du bois mort (ou vif), discrètement emprunté aux forêts d’alentour.

Blaireau détenait sans doute un sac fertile en malices, car jamais, ni gendarmes, ni gardes ne réussirent à le prendre en flagrant délit, ni même à lui dresser le plus inoffensif procès-verbal. Vingt fois, accusé de méfaits divers, il vit sa rustique cabane, sa literie modeste, son mobilier champêtre en proie à des perquisitions judiciaires et bousculatoires.

Les gendarmes ne trouvaient rien que, parfois, un lapin d’origine éminemment douteuse ou des perdreaux de même provenance.

(…)

La maison d’arrêt de Montpaillard est ce qu’on peut appeler une bonne prison.

Son directeur M. Bluette, homme jeune encore, quoique ayant beaucoup vécu, en est à son premier poste dans cette carrière administrative et ses chefs sont unanimes à ne lui prédire aucun avancement, tant il apporte d’indulgence et d’humanité à l’exercice de ses fonctions.

M. Bluette a eu beau faire, il n’a pu s’entraîner à considérer ses détenus comme des gens dangereux ou même méprisables ; pour lui, ce sont des malchanceux, des guignards, et il connaît, sur l’asphalte parisien, maintes fripouilles en liberté autrement redoutables que tous ses pauvres diables de pensionnaires.

Comme tous les gens vraiment bien élevés, M. Bluette est poli envers tout le monde, que ce soit le plus déjeté de ses prisonniers ou le plus général de ses inspecteurs, et même s’il y avait une petite différence, elle serait plutôt en faveur du détenu.

Aussi est-il adoré de tous ses administrés qui se mettraient en quatre pour lui faire plaisir. Son grand système consiste à occuper ses hommes aux travaux qu’ils exerçaient avant leur incarcération.

(Nous ne parlons pas, naturellement, des besognes extra-légales qui leur valurent d’être condamnés par la justice de leur pays.)

A la prison de Montpaillard, les ex-menuisiers font de la menuiserie, les ex-cordonniers confectionnent ou réparent des chaussures.

Il y eut même pendant quelque temps un ancien concierge qui ouvrait la porte de la prison.

(…)

Alphonse ALLAIS (1855-1905) – Extraits de L’Affaire Blaireau


Publié par : Philament
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