La Vouivre

[Extrait]

II

En passant devant Arsène, la Vouivre tourna la tête, et le regarda avec une indifférence qui le troubla. Ses yeux verts, d’un éclat minéral, avaient non seulement la couleur des yeux du chat, mais aussi le regard, qui se pose sur celui de l’homme comme sur un objet en se refusant à rien échanger. Au milieu du carrefour, elle passa dans un rai de soleil qui fit étinceler le rubis de son diadème et briller des feux rouges dans ses cheveux noirs. A la suite de la vipère, elle s’engagea dans le sentier menant à l’étang des Noues, mais après avoir marché cent mètres, obliqua à travers bois et fougères et disparut au regard d’Arsène. Le premier moment de surprise passé, il ne pensa plus qu’à la rejoindre et à son tour entra dans le sous-bois.  La crainte des vipères ne l’effleurait même pas. Il marchait à grands pas dans les fougères, les bas de pantalon trempés par la rosée qui dégouttait dans ses sabots et lui piquait les pieds. En débouchant de la forêt, il fut d’abord ébloui. Le soleil était à l’autre bout de l’étang que partageait dans toute sa longueur un sillon étincelant. Vers le milieu, là où les eaux se resserraient dans un étranglement, des nappes d’herbes pâles brillaient comme un argent vif. Plus près, sur la droite, dans une anse profonde, des roseaux épais accrochaient encore un large pan de brouillard blanc qui s’étirait sur le rivage jusqu’à la forêt. N’apercevant pas la Vouivre, Arsène la cherchait dans ce rideau de brume. L’espace était silencieux. Pas un chant d’oiseau et pas d’autre bruit que le bruit de l’eau s’écoulant par les fissures de la vanne dans le bief en contrebas de l’étang. Il grimpa sur l’un des tertres qui épaulaient les montants de la vanne et, à moins de cent mètres, découvrit la Vouivre dans une petite crique abritée derrière une levée de terrain. Elle avait choisi le plus bel endroit où se baigner, là où un ruisseau déversait dans l’étang l’eau pure de la source du Solare. Nue, les coudes serrés au corps, elle était dans l’eau jusqu’aux reins, mais elle eut bientôt perdu pied et il ne vit plus hors de l’eau que la couronne de ses cheveux noirs et ses bras bruns jetés devant elle d’un mouvement alternatif qui lui découvrait les épaules. Elle nageait très vite en direction du massif de roseaux d’où montait une traînée de brouillard. Arsène avait traversé la vanne et marchait sur le rivage à mesure que la Vouivre s’éloignait. Il ne s’arrêta que sur le bord du ruisseau, à l’endroit où elle avait dépouillé sa robe qui gisait sur l’herbe. Le soleil, jouant à travers le rubis, mettait sur le lin blanc un reflet rouge comme un jus de groseille. Il se pencha pour admirer le joyau, mais n’eut pas le désir de se l’approprier. A la réflexion, un tel désintéressement lui parut singulier et il se demanda si la crainte des serpents ne le disposait pas à la sagesse. Souvent, dans son enfance, il avait rêvé à la chance qui pourrait s’offrir un jour de s’emparer du trésor et il aurait eu honte de refuser le risque et la gloire de l’épreuve. La veille encore il aurait eu honte.

Par  un scrupule de conscience, il eut un mouvement  paresseux pour s’emparer du diadème et il l’eût fait assurément si la  menace d’une vipère lui était apparue. Sans doute les serpents jouaient-ils le jeu, attendant, pour lui donner la chasse, que le larcin fût effectif, car il n’en vit aucun,  et nul frémissement n’agita l’herbe autour de lui. Au  lieu de se poser sur le rubis, sa main,  ayant effleuré la robe de lin blanc, s’y attarda. Le toucher de ce tissu léger, un peu rêche, qui avait encore la tiédeur de la vie, le fit renoncer au dessein qu’il avait formé à contrecœur.  Il eut la tentation de poser son visage sur la robe et d’en respirer l’odeur, mais la timidité le retint. Sur l’étang, la Vouivre avait rebroussé chemin et nageait la grande brasse, mais en enfonçant ses mains dans l’eau avec un bruit  de claque, sec et sonore, et sans faire jaillir une goutte d’eau. Sans plus songer au rubis, Arsène se redressa pour mieux voir le visage dont les traits se précisaient à chaque brasse. Au mouvement qui lui inclinait la tête sur son épaule bronzée,  le profil de la Vouivre se dessinait contre le soleil dans une frange de lumière dorée. Les claques sonnaient avec un bruit clair et l’écho les répétait, mais assourdies, lointaines, comme des coups de hache venus des profondeurs des bois.  A quelque cent mètres du bord, elle cessa de nager, et se retournant sur le dos,  les mains jointes sous la nuque, les  seins pointant hors de l’eau, se laissa flotter sur l’étang. Peut-être voulait-elle donner au garçon le temps de courir sa chance.

Marcel Aymé

Extrait de La Vouivre, chapitre II


Publié par : incipit_fr
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