Intermezzo

ACTE I, SCENE QUATRIEME.

L’INSPECTEUR : La preuve, mon cher Contrôleur ? La preuve que les esprits n’existent pas, que le monde invisible n’existe pas ? Voulez-vous que je l’administre à la minute, sur-le-champs ?

LE CONTRÔLEUR : Venant d’un haut fonctionnaire, elle me sera précieuse.

L’INSPECTEUR : Vous admettez que si les esprits existent, ils m’entendent ?

LE CONTRÔLEUR : A part les esprits sourds, sans aucun doute.

L’INSPECTEUR : Qu’ils entendent donc ceci : Esprits, formes de vide et de blanc d’oeuf (vous voyez, je ne mache pas mes mots, s’ils ont un peu de dignité, ils savent ce qui leur reste à faire), l’humanité en ma personne vous défie d’apparaître ! Vous avez là une occasion unique, étant donné la qualité de l’assistance, de reprendre un peu de crédit dans l’arrondissement. Je ne vous demande pas d’extirper de ma poche une perruche vivante, opération classique, paraît-il, chez les esprits. Je vous défie d’obtenir qu’un vulgaire passereau s’envole de cet arbre, de ce bosquet, de cette forêt, quand j’aurais compté trois… Je compte, monsieur le Contrôleur : Une… Deux… Trois… Voyez, c’est lamentable. (Son chapeau s’envole.) Dieu, quel vent !

LE CONTRÔLEUR : Nous ne sentons pas le moindre souffle, monsieur l’Inspecteur.

L’INSPECTEUR : Il suffit. C’est piteux.

LE CONTRÔLEUR : Peut-être que les esprits ne croient pas aux hommes.

LE MAIRE : Ou que l’invocation avait un caractère un peu général.

L’INSPECTEUR : Vous voulez que je les appelle chacun par leur nom ? Vous voulez que j’appelle Asphlaroth ?

LE DROGUISTE : Asphlaroth, le plus susceptible et le plus cruel des esprits, qu’on dit se loger dans l’organisme humain et se plaire à le torturer ? Prenez garde, monsieur l’Inspecteur ! On ne sait jamais où mènent ces jeux.

L’INSPECTEUR : Tu m’entends, Asphlarot, mes organes, les plus vils et les plus ridicules te défient aujourd’hui. Non pas mes poumons, mon coeur, mais ma vésicule biliaire, ma glotte, ma membrane sternutatoire… Frappe l’un d’eux de la moindre douleur, de la moindre contraction, et je crois en toi… Une… Deux… Trois… J’attends… (Il glisse.) Que c’est humide, ici !

LE MAIRE : Il n’a pas plu depuis trois semaines.

LE DROGUISTE : Les esprits ont une autre notion du temps que nous. Peut-être Asphlarot a-t-il répondu à vos insultes longtemps à l’avance… Puis-je vous demander d’où proviennent ces cicatrices à votre nez ?

L’INSPECTEUR : Une tuile m’est tombée sur la tête, quand je marchais à peine.

LE DROGUISTE : Voilà l’explication de son silence. Il vous a répondu voilà quarante ans.

L’INSPECTEUR : Je n’attendais pas moins de lui : il n’existe pas, et il est lâche, et il s’attaque à des enfants… Je me permettrais donc de sourire quand vous me dites que votre bourg est hanté.

LE MAIRE : Il est hanté, monsieur l’Inspecteur…

Jean GIRAUDOUX, Intermezzo (1933)


Publié par : Ouimenon
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