Mes prisons

[Incipit]

I

Rue Chaptal. Presque au coin de la rue Blanche, à droite en venant de Notre-Dame de Lorette. Une grille monumentale sur une cour pavée, menant au réfectoire de la pension L… À main droite, une petite porte donnant accès à l’intérieur de l’établissement, aux côtés de laquelle, accrochés, deux panneaux noirs portaient en lettres d’or les sciences et arts divers enseignés dans l’établissement. Un immense mur avec des défenses interminablement longues, en lourds caractères officiels à demi effacés par les intempéries, d’afficher et de déposer des ordures, en vertu de telles et telles lois de telles années déjà très anciennes, et, derrière, le dépassant d’à peu près un mètre et demi, les constructions basses des études et des dortoirs.

Tout cela disparu depuis cinq ou six ans pour faire place, bien entendu, à de belles maisons de rapport à des trente-six étages au-dessus de l’entresol.

C’était là qu’il y a trop longtemps je commençais mes « études » après avoir achevé d’apprendre à lire, à écrire — et à compter (mal) dans une petite classe élémentaire…

J’étais en septième au lycée Bonaparte où la pension nous conduisait deux fois par jour ; mais comme je me trouvais en retard, vu quelque fièvre muqueuse que j’avais eue, on me donnait des répétitions, et c’était le maître de pension, le père L… qui nous inculquait, car nous étions plusieurs, dont quelques cancres — desquels pas encore moi — les principes de la latinité, non sans une extrême patience parfois, tout de même, en défaut, témoin ce qui va brièvement suivre.

Rosa, la rose, n’avait plus que peu de mystères pour moi. Puer bonus, mater bona…, pensum bonum, non plus. J’avais franchi, non sans encombres, cette passe dangereuse du qui, quae, quod, et, en attendant l’affre déjà soupçonnée de ce « que retranché ! » non moins que les écueils d’une heureusement encore lointaine syntaxe, j’en étais à la seconde conjugaison des verbes actifs.

C’est de legere qu’il retournait un certain jour.

J’ai encore présent le théâtre de ces matinées plutôt ennuyeuses en somme pour des gamins à peine sevrés de papa et de maman. Un cabinet garni d’un vaste bureau, d’une chaise-fauteuil dossier d’acajou, siège de cuir, d’un banc et d’une table percée de trous où des encriers en plomb à l’usage des « élèves » que nous étions. De temps en temps la leçon se trouvait interrompue par l’entrée d’un tambour de la Garde Nationale, bonnet de police noir à bordures quadrillées et à gland rouge et blanc, venant déposer quelque rapport au bas duquel notre maître, capitaine adjudant-major, mettait sa signature, et, disparaissant dans le salut militaire auquel le père L… répondait en soulevant sa calotte de velours ramagée de soie bleue.

Ce jour-là :

— Verlaine, conjuguez legere.

Lego ; je lis, legis, tu lis, etc.

— Bien. L’imparfait?

Legebam, je lisais, etc.

— Parfait. Le prétérit?

Moi tout frais émoulu de la première conjugaison.

Legavi.

Legavi ?

« Lexi », me souffla un de mes camarades, plus « fort » que moi, de la meilleure foi du monde.

Moi, sûr de mon fait :

Lexi, m’sieu.

Legavi ! Lexi ! hurla littéralement le patron, dressé sur ses chaussons à talons, pourpre, presque écumant, tandis que sa robe de chambre bleu marine à doublure capitonnée rouge flottait autour de ses assez maigres jambes atteintes de vagues rhumatismes, et qu’un trousseau de clefs vigoureusement lancé allait frapper le mur à gauche de ma tête prise à deux mains et renforcée dans mes épaules, tôt suivi d’un dictionnaire de Noël et Quicherat, presque un Bottin, qui vint s’écrabouiller à droite de ma tête sur le mur en question. Une double maladresse sans doute intentionnelle après tout.

Et après quelques pas trépidants de male rage peut-être sincère.

— Au cachot, monsieur !

Un timbre fut sonné et le cuistre (lisez le garçon de cour, un peu à tout faire : on l’appelait familièrement Suce-mèche, à cause des lampes qu’il allumait pour l’étude du soir) apparut,

— Conduisez ce paresseux au cachot.

Et m’y voici au « cachot », muni de legere à copier dix fois avec le français en regard.

Paul Verlaine


Publié par : incipit_fr
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