L’espèce humaine

 

[Incipit]

 

Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais désertes. A toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières.

Il ne faisait pas noir; jamais il ne faisait complètement noir ici. Les rectangles sombres des blocks s’alignaient, percés de faibles lumières jaunes. D’en haut, en survolant on devait voir ces taches  jaunes et régulièrement espacées, dans la masse noire des bois qui se refermait dessus. Mais on n’entendait rien d’en haut; on n’entendait sans doute que le ronflement du moteur, pas la musique que nous en entendions, nous. On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit.

Quelques secondes plus tard, après avoir survolé le camp, on devait voir d’autres lueurs jaunes à peu près semblables : celles des maisons. Mille fois, là-bas, avec un compas, sur la carte, on avait dû passer par-dessus la forêt, par-dessus les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit et celles qui dormaient posées sur la planche, par-dessus le sommeil des SS. Le jour, on devait voir une longue cheminée, comme d’une usine.

Je suis rentré dans le block parce qu’il n’y avait même pas de quoi rester dehors à regarder en l’air cette nuit-là. Il n’y avait rien dans le ciel, et sans doute il n’allait rien venir.  Le block, c’était chez nous, notre maison. C’était là qu’on dormait, c’était là qu’un jour on avait fini par arriver. Je suis remonté sur ma paillasse. Paul, avec qui j’avais été arrêté, dormait à côté de moi. Gilbert, que j’avais retrouvé à Compiègne, aussi. Georges, en dessous.

La nuit de Buchenwald était calme. Le camp était une immense machine endormie. De temps à autre, les projecteurs s’allumaient aux miradors: l’œil des SS s’ouvrait et se fermait.

Dans les bois qui entouraient le camp, les patrouilles faisaient des rondes. Leurs chiens n’aboyaient pas. Les sentinelles étaient tranquilles.

Le veilleur de nuit de notre block, un républicain espagnol, faisait les cent pas, en sandales, dans l’allée centrale du block, entre les deux rangées de lits. Il attendait le réveil. Il faisait tiède. La lumière était faible. Il n’y avait pas de bruit. De temps en temps un type descendait de sa paillasse et allait pisser. Lorsqu’il s’apprêtait à descendre, le veilleur de nuit s’approchait et attendait qu’il ait mis le pied sur le plancher. Il espérait que l’autre lui parlerait, mais le type prenait ses chaussures à la main pour ne pas faire de bruit et se dirigeait vers la porte. Le veilleur lui demandait quand même à voix basse:

— Ça va?

L’autre hochait la tête et répondait:

— Ça va.

Arrivé à la porte il enfilait ses chaussures, puis sortait pisser. Le veilleur du block reprenait sa marche.

Dans ce block, il n’y avait que des Français, quelques Anglais et des Américains. Depuis les quelques semaines que nous étions là, beaucoup de camarades français étaient déjà partis, envoyés en transport.

C’était aujourd’hui notre tour.

Depuis deux jours nous savions que nous allions partir. Nous savions même qu’on nous appellerait ce matin, 1er octobre 1944.

C’était mauvais, on le savait, le transport. C’était ce que tout le monde redoutait. Mais du moment où l’on avait été désigné, on s’y faisait. D’autant que pour nous, qui étions des nouveaux, notre peur du transport était abstraite. On se demandait ce qu’il pouvait y avoir de pire que cette ville où l’on étouffait, immense mais surpeuplée, à la marche de laquelle on ne comprenait rien. Quand le chef de block, détenu allemand, disait: Alle Franzosen scheisse! les copains non encore avertis se demandaient dans quel énorme traquenard ils étaient tombés. Ils se voyaient traités, eux, Français, non seulement par les nazis comme les pires ennemis du nazisme, mais aussi, par des gens qui étaient leurs « semblables », par des ennemis comme eux des nazis, avec une hostilité spéciale, sans raison. Les premières semaines, ils étaient tentés de croire que leurs camarades allemands étaient perdus, avaient été retournés. Qu’eux seuls Français, exceptés, la population de Buchenwald était faite d’un peuple de sous-SS, de SS inférieurs, à tête rasée ou non, mais parfaits imitateurs des maîtres, parlant un langage que ceux-ci leur avaient peu à peu inculqué. C’était par contagion peut-être, se disait-on: l’habitude. Il restait cependant que ce langage faisait l’effet d’une trahison de tous les mots : Scheisse, Schweinkopf, loin de qualifier ici les SS, comme on aurait pu s’y attendre, n’y servaient plus qu’à les désigner, eux, Français. Il nous semblait ainsi, en arrivant, que nous étions les détenus les plus pauvres, la dernière classe de détenus.

La plupart d’entre nous ne savaient rien de l’histoire du camp; histoire qui expliquait assez cependant les règles que les détenus avaient été amenés à s’imposer, et le type d’homme qui en était issu. Nous pensions que c’était ici le pire de la vie de concentration, parce que Buchenwald était immense et que nous y étions égarés. Ignorants des fondements et des lois de cette société, ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort. Ce n’était en réalité souvent que le sang-froid dans l’horreur. Nous n’avions pas eu encore le temps de prendre sérieusement contact avec une clandestinité dont les nouveaux arrivants étaient loin de soupçonner l’existence.

 

 

Robert Antelme

Extrait de : L’espèce humaine

 


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