Cent mille milliards de poêmes

« Ce petit ouvrage permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliards de sonnets, tous réguliers bien entendu. C’est somme toute une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».

1

Quand l’un avecque l’autre aussitôt sympathise
pour du fin fond du nez exciter les arceaux
sur l’antique bahut il choisit sa cerise
on espère toujours être de vrais normaux

Souvenez-vous amis de ces îles de Frise
qui se plaît à flouer les provinciaux
un frère même bas est la part indécise
la mite a grignoté tissus os et rideaux

Du Gange au Malabar le lord anglais zozotte
on sale le requin on fume à l’échalotte
lorsqu’il voit la gadoue il cherche le purin

Enfin on vend le tout homards et salicoques
on mettait sans façon ses plus infectes loques
si l’Europe le veut l’Europe ou son destin

 

2

C’était à cinq o’clock que sortait la marquise
depuis que lord Elgin négligea ses naseaux
une toge il portait qui n’était pas de mise
et tout vient signifier la fin des haricots

Je me souviens encor de cette heure exquise
d’où Galilée jadis jeta ses petits pots
aller à la grande ville est bien une entreprise
a tous n’est pas donné d’aimer les chocs verbaux

La Grèce de Platon à coup sûr n’est point sotte
on sale le requin on fume à l’échalotte
lorsque Socrate mort passait pour un lutin

Frère je te comprends si parfois tu débloques
comptant tes abattis lecteur tu te disloques
le Beaune ou le Chianti sont-ils le même vin?

 

3

Du jeune avantageux la nymphe s’était éprise
pour consommer un thé puis des petits gâteaux
il se penche et alors à sa grande surprise
elle soufflait bien fort par-dessus les côteaux

Quand on prend des photos de cette tour de Pise
les gauchos dans la plaine agitaient leurs drapeaux
l’un et l’autre ont raison non la foule imprécise
les Grecs et les Romains en vain cherchent leurs mots

Du Gange au Malabar le lord anglais zozotte
on gifle le marmot qui plonge sa menotte
les croque-morts sont là pour se mettre au turbin

On a bu du pinard à toutes les époques
les Indes ont assez sans ça de pendeloques
si l’Europe le veut l’Europe ou son destin

 

 

 

Raymond Queneau

Cent mille milliards de poêmes

Editions Gallimard, 1961

 


Publié par : FD_S
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