Tsiganes

[Incipit]

A Pulika et Rupa

que je regrette

I

J’évoquerai d’abord la couleur de mon âme : l’immensité du ciel omniprésent, l’éternité de l’instant où la nuit n’était que la continuation du jour, la boue, l’eau bue saumâtre, l’inconfort… Le défi des incessants départs, les tourbillons de poussière, les arbres rares, les vents plaintifs, le ciel nocturne rassurant… Le piaffement des chevaux, le cercle des roulottes, les feux de camp, les jeux des enfants, l’aboiement des chiens… Les raids de la police montée, la dignité des Rom, leur magnétisme animal, le lac où, au soleil, jouaient les carpes, la venue du crépuscule….

Je m’étais approché du camp. Des chiens jaunes au poil raide et à l’air mauvais montrèrent les dent puis se mirent à aboyer. Il y avait sur le terre-plein quinze roulottes disposées de façon à ne pas être vues de la route. Autour des feux, des femmes étaient accroupies. Elles avaient de grands yeux expressifs, des dents éclatantes, une peau mate, des cheveux noirs au point d’en paraître bleus. Elles portaient au cou, aux oreilles et aux bras, des pièces d’or qui tintaient chaque fois qu’elles faisaient un mouvement. Leurs robes à volants étaient de couleurs voyantes, très amples, et tombaient jusqu’aux chevilles ; le corsage échancré laissait voir la naissance des seins. Ces femmes paraissaient pleines de santé et de vitalité. Des hordes d’enfants aux pieds nus jouaient autour des roulottes ; quelques-uns vêtus de haillons, la plupart nus. A l’extrémité du camp, les chevaux étaient attachés à de longues chaînes ; et naturellement il y avait des chiens, d’innombrables chiens au regard féroce. Des hommes étaient étendus à l’ombre d’un chêne. Des spirales de fumée bleue montaient dans l’air pur imprégné de l’odeur forte du feu de bois. Même à distance, les voix claires de ce Gitans résonnaient avec une intensité à laquelle je n’était pas habitué. Se mêlaient à elle, un peu plus loin, les coups sourds d’une hache, le renâclement des chevaux,  le claquement occasionnel d’un fouet et les vagissements d’un nouveau-né, tout cela contrastant avec les alentours du campement.

Les roulottes étaient montées sur de hautes roues, avec trois fenêtres de chaque côté et une double porte. Les parois extérieures étaient de chêne naturel verni, le toit était blanc. Des piles d’édredons recouverts d’un tissu à fleurs fané prenaient l’air au soleil.

J’avais douze ans quand les Tsiganes, tard dans le printemps, passèrent par ma ville. Je décidais d’aller voir ces gens merveilleux dont mon père m’avait si souvent parlé. Depuis la veille, ils campaient sur un terrain vague. Demain sans doute, ils seraient partis, ne laissant comme trace de leur passage que quelques foyers noirs, des déchets et de l’herbe foulées. Et il ne subsisterait sur eux que des rumeurs.

Quittant la route pavée, j’écartai les hautes herbes et pénétrai dans le camp. J’eus tout de suite l’impression de marcher sur un sol étranger mais n’en éprouvai aucune angoisse. Les adultes ne firent pas attention à moi, mais quelques garçons de mon âge vinrent me rejoindre à l’endroit où l’herbe avait été foulée : la ligne séparant deux mondes.

Je m’adressai à eux en espagnol, croyant à tort que c’était la langue qu’ils comprenaient le mieux. J’associais les Tsiganes à l’Andalousie, au soleil, au flamenco, au vin de Manzanilla. Trop de gens s’imaginent que ces nomades viennent uniquement d’Espagne, de Russie, de Hongrie ou de Roumanie.

Les petits Tsiganes me répondirent en mauvais allemand. Entre garnements on est tout de suite à l’aise. Ils me montrèrent les chevaux, me détaillant minutieusement leurs qualités et leurs défauts, apparemment insoucieux que je ne pusse leur répondre. J’étais gêné de me retrouver aussi déconfit et craignis qu’ils ne me jugent à l’aune de mon ignorance sur les chevaux.

Un des garçons s’appelait Nanosh. Il avait de long cheveux d’un noir de jais. Une chemise blanche, très sale, découvrait sa jeune poitrine. Mes nouveaux amis me firent faire le tour du propriétaire. Entre deux roulottes, assez éloignées du centre du camp, ils me montrèrent un nombre impressionnant de petits animaux accrochés par leurs pattes arrières à un fil de fer. Ils étaient plus petits que des lapins et  à n’en pas douter de la famille des rongeurs. Nanosh m’apprit que c’était des hérissons dont les piquants avaient été arrachés. Les garçons se dirent quelques mots dans leur langue. Je compris qu’ils reprochaient à Nanosh de m’avoir si vitre rassuré. Nanosh m’expliqua que la chair du hérisson était très appréciée par les siens. Il me promit de m’emmener  à la chasse aux hérissons « la prochaine fois que je viendrais ». L’époque la plus favorable est l’automne, car ils ont accumulé de la graisse pour une longue hibernation. Ramassant, dans un tas de détritus, un petit hérisson mort que je n’avais pas remarqué, il s’accroupit près d’un feu et m’invita à faire de même. Il choisit une branche, l’épointa et l’inséra dans une des pattes arrières de l’animal. Du bout de la pointe, il fit avec adresse une incision entre la peau et l’os puis, gonflant les joues, souffla jusqu’à ce que la peau du hérisson fût tendue. Tirant ensuite sur la peau, il dépouilla la bestiole de ses piquants et le petit animal soufflé devint la peu appétissante réplique d’un rat, que Nanosh alla suspendre sur le fil avec les autres, qui seraient mangés plus tard dans la journée. Je fus à la fois déçu et soulagé de ne pas avoir été invité à goûter ce mets prisé par les Tsiganes. J’en fis l’expérience plus tard et, à force de la répéter, j’appris à partager le goût des Gitans pour cette chair tendre et délicate, épicée et très grasse, souvent assaisonnée d’ail sauvage et de poivre noir.

Les éclats d’une voix furieuse dissipèrent l’enchantement. Une très vieille femme me criait de rentrer chez moi. Elle se tenait droite comme un i dans l’embrasure d’une roulotte. Son visage aux pommettes saillantes faisait penser à du vieux cuir. Elle avait le regard fixe d’un reptile. Quelques cheveux gris apparaissaient sous son foulard jaune. Nanosh et deux autres gosses m’entraînèrent loin de cette mégère. Ils me dirent que la vieille Lyuba détestait les étrangers. Ils les détestaient tous, mais elle était seule à avoir son franc-parler.

Nanosh m’apprit qu’ils étaient des « Roms », ce qui veut dire « hommes » ; les non-Tsiganes étaient des « gadje » ou paysans. Tandis qu’il me donnait cette explication en me regardant droit dans les yeux, je perçus une certaine gêne dans sa voix. Je ne bronchai pas. N’était-il pas naturel que les gens fussent prévenus contre nous comme nous l’étions contre eux ?

Les deux autres garçons s’appelaient Laetschi et Putzina. Ce dernier était coiffé d’une extraordinaire casquette d’officier de marine et portait autour du cou, comme tous les membres de la tribu, un foulard de soie aux couleurs vives. Je retirai mes souliers afin d’être nu-pieds comme Nanosh, Laetschi et Putzina. Porter des souliers me paraissait la chose du monde la plus normale, comme se laver la figure et se brosser les cheveux. A ce que je pouvais en juger, mes nouveaux amis n’étaient pas soumis à ce genre de supplices. Je n’en fus que plus surpris de constater qu’ils s’étaient approchés de mes souliers et les essayaient à tour de rôle. Des garçons plus âgés se joignirent à eux, mais comme leurs pieds étaient trop grands, ils firent, avec ma permission et mon inquiète approbation, des entailles dans le cuir. Cela me décida à rester dans le camp jusqu’à la nuit tombée. Je en pouvais pas risquer d’être vu nu-pieds par des voisins ou des camarades d’école.

Couché dans l’herbe haute, je continuai à bavarder avec Nanosh et ses cousins. Ils me donnèrent ma première leçon de romani. J’appris que la viande se dit mas, argent lowe, cheval grast, gendarme shanglo. Putzina et Nanosh partagèrent leur nourriture avec moi, tandis que Laetschi alla manger avec sa famille. Après le repas, les Gitans se rassemblèrent autour des feux. Les hommes burent de la bière tirée d’un énorme tonneau et chantèrent des chansons dans leur langue.

Ce fut alors que je commis, pas tout à fait inconsciemment, ma seule grande erreur : je restai encore cinq minutes…

 

Jan Yoors

Tsiganes

Traduit de l’anglais (US) par Antoine Gentien

Editions Phébus


Publié par : FD_S
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