Trois vies

[Incipit]

Première partie

Les commerçants de Bridgepoint apprirent à craindre d’entendre prononcer: « Miss Mathilde », car avec ce nom la brave Anna l’emportait toujours.

Les plus stricts Uniprix s’apercevaient qu’ils pouvaient laisser les objets pour un peu moins, quand la brave Anna avait dit clairement que « Miss Mathilde » ne pouvait pas payer tant et qu’elle pouvait l’avoir à meilleur compte « chez Lindheim ».

Lindheim était le magasin préféré d’Anna, car là ils avaient des jours de réclame où la farine et le sucre se  vendaient un quart de cent moins cher la livre, et là les chefs de rayons étaient tous ses amis et s’arrangeaient toujours pour lui faire les prix de réclame, même les autres jours.

Anna menait une vie laborieuse et tourmentée. Anna faisait marcher toute la petite maison pour Miss Mathilde. C’était une drôle de petite maison, une maison dans une rangée entière de toutes pareilles qui faisaient un bloc compact comme une rangée de dominos qu’un enfant renverse, car elles étaient bâties le long d’une rue qui à cet endroit dévalait en pente abrupte. C’était de drôles de petites maisons à deux étages, avec des façades de briques rouges précédées de grands escaliers blancs.

Cette petite maison-là était toujours très remplie avec Miss Mathilde, et une servante en sous-ordre, des chiens et des chats errants et la voix d’Anna qui grondait, gouvernait, grognait tout au long du jour.

— Sallie ! est-ce que je ne peux donc pas vous laisser seule une minute sans que vous couriez à la porte voir le garçon boucher descendre la rue et Miss Mathilde qui est là à réclamer ses souliers. Est-ce que je peux tout faire tandis que vous allez et venez toujours en ne pensant à rien du tout? Si je ne suis pas derrière vous à toute minute, vous oublieriez tout le temps, et je me donne tout ce mal, et quand vous m’êtes arrivée vous étiez aussi hirsute qu’une buse et aussi sale qu’un chien. Allez chercher à Miss Mathilde ses souliers là où vous les avez mis ce matin.

—  Pierre ! — sa voix s’éleva, — Pierre ! — Pierre était le chien le plus jeune et le favori, — Pierre si tu ne laisses pas Bébé tranquille, — Bébé était un vieux terrier aveugle qu’Anna aimait depuis de longues années, — Pierre, si tu ne laisses pas Bébé tranquille, je te ferai voir le fouet, vilain chien.

La brave Anna avait un idéal élevé de chasteté et de discipline canines. Les trois chiens attitrés, les trois qui vivaient toujours avec Anna, Pierre et la vieille Bébé, et le petit Rags ébouriffé qui sautait toujours en l’air simplement pour montrer qu’il était heureux, et de même les bêtes de passage, les nombreux errants qu’Anna gardait toujours jusqu’à ce qu’elle leur ait trouvé une maison, avaient tous pour stricte consigne de ne jamais être méchants l’un avec l’autre.

Une affreuse honte était arrivée une fois dans la famille. Un petit terrier de passage à qui Anna avait trouvé une maison donna tout à coup une récolte de chiots. Les nouveaux propriétaires étaient sûrs que cette Foxy n’avait connu aucun chien depuis qu’elle était confiée à leurs soins. La brave Anna soutint avec force que son Pierre et son Rags étaient innocents, et elle fit sa déclaration avec tant de chaleur que les propriétaires de Foxy furent finalement convaincus que les résultats étaient dus à leur négligence.

— Vilain chien, dit Anna à Pierre ce soir-là, vilain chien.

— C’était bien Pierre le père de ces chiots, expliqua la brave Anna à Miss Mathilde, et d’ailleurs ils lui ressemblaient exactement, et la pauvre petite Foxy, ils étaient si gros qu’elle pouvait à peine les mettre au monde, mais Miss Mathilde, jamais je ne voudrais que ces gens sachent que Pierre est si vilain.

Gertrude Stein

Extrait de Trois vies

Traduit de l’anglais par Raymond Schwab et Andrée Valette


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