La Machine à assassiner, La « camomille » de mademoiselle Barescat


I


La « camomille » de mademoiselle Barescat

Voici une petite rue paisible, endormie depuis deux siècles, où le plus gros événement de la journée pour certains fossiles qui achèvent de sécher derrière la porte de leur boutique ou les rideaux de leur fenêtre est un couple de touristes égarés qui passe, une visite inattendue chez le voisin, la sortie inopinée d’une jeune personne qui a mis une toilette neuve, les stations répétées de « la demoiselle de l’horloger » chez le relieur d’art, et, tout à coup, ce quartier apprend que le relieur d’art est arrêté

pour avoir chauffé son poêle avec une demi-douzaine de pauvres femmes qui s’en sont ainsi allées en fumée et qu’il a été surpris dans sa besogne d’enfer par cette même demoiselle de l’horloger qui n’a dû qu’à un miracle d’échapper au sort qui l’attendait !

 

Il n’est certes point difficile d’imaginer la perturbation apportée dans les moeurs et les habitudes de ce coin de l’Île-Saint-Louis et, particulièrement, dans la société de Mlle Barescat, mercière, par ce drame épouvantable.

 

Du quai de Béthune à l’Estacade, on vivait sous le « régime de la terreur »… comme disait Mme  Langlois, ex-femme de ménage de cet affreux Bénédict.

 

Le commerce de la serrurerie avait fait, dans l’Île-Saint-Louis, de brillantes affaires, pendant les mois qui s’étaient écoulés entre l’arrestation et l’exécution de Bénédict Masson. Il n’y eut jamais tant de verrous aux portes et jamais les portes ne furent mieux fermées la nuit.

 

Par peur de quoi ? Que Bénédict Masson ne s’échappât ?… Peut-être, mais il y avait aussi autre chose…

 

Personne n’allait plus chez l’horloger depuis que le bruit s’était précisé que, de ce côté, il y avait encore « un sacré mystère ! » (selon l’expression de M. Birouste, herboriste)… « un sacré mystère que le procès du relieur n’avait nullement éclairci ».

 

Les uns parlaient à mi-voix d’un séquestré ; les autres (comme M. Birouste) assuraient qu’il s’agissait d’un malade tout à fait exceptionnel que le prosecteur, aidé de l’horloger et de sa fille, traitait d’une façon non moins exceptionnelle et il ajoutait :

« S’il est bien gardé, c’est qu’il est peut-être dangereux… je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que je sais que le prosecteur lui travaille le crâne !… Souhaitons pour le quartier qu’il ne s’échappe pas ! »

 

Comme on le voit, les propos de M. Birouste n’étaient point rassurants dans un moment où l’Île-Saint-Louis n’avait vraiment pas besoin qu’on lui apportât de nouveaux sujets d’inquiétude.

 

Cependant, l’exécution de Bénédict Masson, à Melun, avait calmé bien des nerfs… Certaines arrière-boutiques revirent peu à peu leurs réunions du soir et c’est ainsi que nous allons pouvoir assister « à la camomille » de Mlle Barescat qui était servie le mercredi et le samedi, à domicile, quand les neuf coups de l’heure avaient sonné à Saint-Louis-en-l’Île.

 

Ce ne fut pas sa plus brillante « camomille »… Il n’y vint que trois personnes « pour y faire honneur », mais l’événement qui s’y produisit, par son importance immédiate et par ses conséquences incalculables, en fit certainement une « camomille » historique…

 

M. Birouste, le voisin immédiat de Mlle Barescat et qui, justement en sa qualité d’herboriste, lui procurait sa camomille à prix réduit, se présenta le premier. Il fut bientôt suivi de Mme Camus, la loueuse de chaises, une protégée de M. Lavieuville, marguillier, un personnage d’importance ; mais, ce soir-là, le principal ornement de cette petite réunion fut, sans contredit, Mme Langlois elle-même.

 

Mme Langlois, comme nous avons pu en juger déjà, quoique femme de ménage, n’était point « la première venue » ; elle avait eu une situation. Après avoir été demoiselle de magasin, elle s’était mariée et avait dirigé une petite entreprise de modes où elle avait promptement fait faillite, fort honnêtement du reste, et elle travaillait depuis la mort de son mari comme une mercenaire, « mais le front haut », pour désintéresser ses derniers créanciers et retrouver son bonheur perdu ! Ce César Birotteau femelle était restée volontairement dans le quartier qui avait vu sa déconfiture, pour qu’il assistât à ses efforts de fourmi et, s’il plaisait à Dieu, à son triomphe.

 

Avant cette terrible affaire de Bénédict Masson, de qui elle avait épousseté si longtemps le pauvre mobilier, elle avait l’estime du quartier. Pour la retrouver tout entière et prouver qu’elle était la première à se réjouir du châtiment suprême qui attendait le monstre, elle avait eu le courage, elle, faible femme, d’aller à Melun (renseignée exactement qu’elle avait été sur le jour de l’exécution par M. Lavieuville, chez qui elle travaillait deux heures par jour, pour le gros ouvrage, et qui était intime avec « un gros bonnet » du parquet). Elle était donc allée à Melun, où elle avait assisté (au premier rang, disait-elle) au supplice du Barbe-Bleue de Corbillères.

 

L’héroïsme qu’elle avait montré en cette circonstance et le récit qu’elle avait fourni (de visu) d’un événement si impatiemment attendu, l’avaient presque mise « à la mode », si bien qu’il ne faut pas s’étonner de ce que Mlle Barescat l’eût priée, ce soir-là, « à sa camomille »…

 

Aussi bien chacun lui fit fête et il n’est point jusqu’au chat de la mercière qui ne l’accueillit de son plus agréable ronron…

 

Maintenant il est neuf heures et demie et nous approchons de la minute historique.

 

« Ma foi, je ne sais pas si nous aurons le bonheur de « posséder » ce soir M. Tannegrin, prononça Mlle Barescat, mais nous ne l’attendrons pas plus longtemps. Tant pis pour les retardataires. Qui veut de ma camomille ?

 

– Dommage ! fit entendre Mme Camus, la loueuse de chaises, car celui-là est toujours rigolo… Mais, par le froid qu’il fait, il doit avoir son rhumatisme… »

 

Quand on eut ainsi donné un souvenir à M. Tannegrin, ancien clerc d’huissier, défenseur officieux près de la justice et diseur, au dessert, de monologues, on fit fête à la camomille de Mlle Barescat qu’elle savait agrémenter « d’un rien d’anis étoilé », ce qui en faisait, suivant l’appréciation de la loueuse de chaises, « un breuvage exquis » !

 

« Le thé énerve et empêche de dormir, disait Mlle Barescat, tandis que la camomille est digestive et bonne pour l’intestin !… quant à l’anis étoilé…

 

– Nom vulgaire de la badiane, laissa tomber la voix grave de M. Birouste, l’herboriste, plante de la famille des magnoliacées, antispasmodique, galactalogue, stimulante, à recommander pour les flatulences…

 

– Ah ! vous voilà toujours avec vos grands mots, vous ! releva Mme Camus, qui regrettait l’absence de M. Tannegrin, le diseur de monologues.

 

– Sans compter que c’est avec ça que l’on fabrique l’anisette ! repartit M. Birouste, qui était un véritable puits de science.

 

– L’anisette ! j’ai toujours aimé ça, moi », proclama Mme Langlois, qui n’avait encore rien dit.

 

Elle se rendait parfaitement compte de son importance et savait combien ses paroles étaient attendues. Aussi elle se réservait. Elle se faisait prier pour raconter l’exécution de Melun comme une demoiselle de l’ancienne petite bourgeoisie pour se mettre au piano.

 

Enfin, sur la prière de tous, elle se décida. Elle raconta ce voyage héroïque dans tous ses détails. Elle n’oublia rien. Avec un  mot de M. Lavieuville, elle était allée tout de suite chez l’avocat général « qu’elle avait trouvé encore au lit » et qui l’avait recommandée au capitaine de gendarmerie, lequel l’avait placée au premier rang et qui l’avait reçue dans ses bras, quand le couteau était tombé, car alors, elle était « plus morte que vive ».

 

« Lui aussi ! fit M. Birouste.

– Quoi ? Lui aussi ?…

– Eh bien, lui aussi, il était plus mort que vif !…

– Pensez-vous ! un capitaine de gendarmerie !…

– Non ! non ! je parle du guillotiné…

– Ah ! bien ! il ne s’agit que de s’entendre !… Avec vous, on ne sait jamais !…

– Oui, il est toujours un peu « prince sans rire », ce Birouste !… fit Mme Camus, qui ne l’aimait pas…

– Alors, vous avez eu le courage, comme ça, de le regarder bien en face ! questionna  Mlle Barescat… reste tranquille, Mysti !… Je ne sais pas ce qu’il a ce soir (le chat), mais il ne tient pas en place et il est comme un crin !

– Oui, mademoiselle Barescat, je l’ai regardé bien en face !… et nos yeux se sont croisés !… et il m’a reconnue !… Ah ! nous nous en sommes dit des choses dans ce moment-là !… Il ne s’en vantera pas, je vous prie de le croire !…

– Il y a des chances ! acquiesça M. Birouste.

 

 

Gaston Leroux

Extrait de La Machine à assassiner


Publié par : incipit_fr
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