Mourir

Comme il maudissait l’heure où l’incertitude sur son cas l’avait conduit chez ce médecin auquel, à force de mensonges et par l’étalage d’une force d’âme illusoire, il avait arraché la vérité entière, impitoyable. Ainsi était-il à présent un individu cent fois éprouvé, n’ayant rien à envier au condamné qui peut chaque matin voir le bourreau s’approcher pour le conduire sur le lieu de l’exécution ; et il comprit qu’il n’était vraiment parvenu à aucun moment à se représenter toute l’horreur de son existence. Dans quelque recoin de son cœur était tapi un espoir perfide, séducteur, qui ne l’abandonnerait jamais complètement. Mais sa raison était la plus forte, et elle lui donnait un conseil clair et net qu’elle lui répétait inlassablement, qu’il entendait dix fois, cent fois, mille fois pendant ces nuits de veille interminables, et pendant ces journées monotones qui pourtant s’écoulaient trop vite, à savoir qu’il n’y avait pour lui qu’une issue, qu’un salut : ne pas attendre, pas une heure, pas une seconde de plus, pour y mettre fin lui-même, ce serait moins lamentable. Il éprouvait presque une certaine consolation à savoir qu’il n’était pas forcé d’attendre. A chaque instant, s’il le voulait, il pouvait en finir.

Mais elle, elle ! Dans la journée en particulier, quand elle marchait près de lui ou lui faisait la lecture, Félix avait souvent le sentiment qu’il ne lui serait pas pénible de se séparer de cette femme. Elle ne représentait pour lui rien de plus qu’un élément de l’existence. Elle faisait partie de la vie qui l’entourait et qu’il lui fallait bien un jour quitter, elle ne lui appartenait pas en propre. Mais à d’autres moments, particulièrement la nuit, quand elle reposait près de lui, les paupières closes, lourdes d’un profond sommeil, dans la beauté de sa jeunesse, il l’aimait éperdument, et, plus son repos à elle était paisible, plus il l’isolait du monde, plus son âme perdue dans des rêves s’éloignait de lui, de ses souffrances qui le tenaient éveillé, plus il l’aimait follement.

Une nuit, avant leur départ du lac, un désir irrésistible le prit de la tirer brutalement de ce sommeil délicieux et de lui crier à l’oreille : « Si tu m’aimes, meurs avec moi, meurs maintenant. »

Cependant il la laissa dormir, il le lui dirait demain, peut-être.

 

 

Arthur Schnitzler extrait de Mourir

Éditions Stock

Traduit de l’allemand par Robert Dumond


Publié par : Capuche
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