Mauprat

[Incipit]

Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu’on appelle la Varenne, et qui n’est qu’une vaste lande coupée de bois de chênes et de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la contrée, un petit château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne découvre les tourelles ébréchées qu’à environ cent pas de la herse principale. Les arbres séculaires qui l’entourent et les roches éparses qui le dominent l’ensevelissent dans une perpétuelle obscurité, et c’est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux et les décombres qui l’obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce triste castel, c’est la Roche-Mauprat.

Il n’y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, à qui cette propriété tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de charpente ; puis, comme s’il eût voulu donner un soufflet à la mémoire de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du nord, fendre du haut en bas le mur d’enceinte, et partit avec ses ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps, quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de la Roche-Mauprat, ils sifflent d’un air arrogant ou envoient à ces ruines quelque énergique malédiction ; mais, quand le jour baisse et que l’engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières, bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et, de temps en temps, font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits qui règnent sur ces ruines.

J’avoue que, moi-même, je n’ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans éprouver un certain malaise ; et je n’oserais pas affirmer par serment que, dans certaines nuits orageuses, je n’aie pas fait sentir l’éperon à mon cheval pour en finir plus vite avec l’impression désagréable que me causait ce voisinage.

C’est que, dans mon enfance, j’ai placé le nom de Mauprat entre ceux de Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu’il m’est souvent arrivé alors de confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de l’Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des Mauprat.

Souvent, à la chasse, lorsque, mes camarades et moi, nous quittions l’affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les ouvriers surveillent toute la nuit, j’ai entendus ce nom fatal expirer sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu’ils nous avaient reconnus et qu’ils s’étaient bien assurés que le spectre d’aucun de ces brigands n’était caché parmi nous, ils nous racontaient, à demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d’en avoir noirci et endolori ma mémoire.

George Sand


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