Le dit de Tianyi

 

 

[Incipit]

 

Au commencement il y eut ce cri dans la nuit. Automne 1930. La Chine avec ses cinq mille ans d’histoire, et moi, avec presque six années de vie sur terre, puisque j’étais né en janvier 1925. Mes parents venaient de m’emmener pour la première fois à la campagne, fuyant la ville de Nanchang écrasée encore de chaleur et toute bruyante de scènes d’exécution capitale. Je me trouvais avec ma petite sœur dans la chambre où notre famille allait dormir, pendant que mes parents s’attardaient, malgré l’heure avancée, dans la chambre voisine pour parier avec la tante qui nous recevait. Nous étions en train de nous amuser avec les objets rustiques disposés à côté de l’unique grand lit lorsque, soudain, un long cri se fit entendre. D’abord plaintif, lointain, puis de plus en plus proche et strident, il finit par se muer en une sorte de mélopée à mots répétés, monotone, lancinante mais infiniment berçante. C’était une voix de femme, jaillie aurait-on dit de ses entrailles, ou de celles de la terre, tant elle résonnait d’échos immémoriaux. Les mots devenaient distincts maintenant: « Âme errante, où es-tu, où es-tu ?… Âme errante, viens ici, viens ici … Âme errante… » Littéralement envoûté par cette voix et ces mots, sans doute aussi pour tranquilliser ma sœur, muette de peur, je répondis d’une voix presque enjouée: « Oui, je viens; oui, je viens… » Et à mesure que la voix du dehors enflait, je répondais plus fort. C’est alors que dans un fracas les grandes personnes firent irruption dans la chambre, ma tante d’abord, suivie de mes parents. Tous me crièrent : «Tais-toi! Tais-toi!» puis, sans transition : « Couchez-vous maintenant! On vous croyait déjà au lit! » Cet ordre aussi brusque que brutal, donné sans explication et accompagné de leur mine défaite, provoqua un tel choc chez moi que j’en eus le souffle coupé. La bougie une fois éteinte, dans le noir, je ne trouvai pas le sommeil. Je réussis à capter quelques paroles échangées entre les grandes personnes, à travers lesquelles je finis par saisir à peu près ce qui était en jeu. La femme qui criait venait de perdre son mari. Cette nuit, elle appelait l’âme errante du mort afin que celle-ci ne s’égarât pas. Selon le rituel, après avoir brûlé des papiers-monnaies destinés aux morts, au moment précis de la troisième veille, la veuve commence son appel. Si par hasard quelqu’un d’entre les vivants répond « oui» à cet appel, il perd son corps dans lequel s’introduit l’âme errante du mort, lequel, du coup, réintègre le monde vivant. Tandis que l’âme de celui qui perd ainsi son corps devient errante à son tour. Elle erre jusqu’à ce qu’elle trouve un autre corps pour se réincarner. Peu après, j’entendis encore les grandes personnes qui se rassuraient : «Mais une réponse innocente ne compte pas! » « Comment peuvent-ils être rassurés? » me demandai-je. Et moi, je me voyais perdant mon corps, déjà mort !

 

Je savais ce qu’était la mort pour avoir été emmené par un domestique inconscient à l’exécution capitale d’un «bandit révolutionnaire ». Perché sur l’épaule du domestique, j’avais clairement vu, au travers d’une foule excitée, ce qui se passait. Il y eut aussi un cri, celui du bourreau qui se tenait derrière le condamné à genoux. Cri bref et sec, suivi aussitôt de l’éclair du sabre haut levé qui fendit l’air, du sang qui jaillit du cou du condamné, du corps qui s’affaissa et de la tête qui roula dans le sable. De la foule montèrent des murmures d’admiration. La mort était donc bien une chose que les hommes s’infligeaient entre eux avec une technique éprouvée et sans faille. J’apprenais déjà, à ce moment-là, qu’il ne fallait surtout pas se laisser mordre par la tête fraîchement coupée. Car celui qui est mordu remplacera le mort; il mourra et le mort redeviendra vivant…

 

François Cheng

Extrait de : Le dit de Tianyi

 


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