Les noyers de l’Altenburg

Mon père était revenu de Constantinople depuis moins d’une semaine. Il y eut un coup de sonnette très tôt; dans la demi-obscurité de la chambre dont les rideaux n’étaient pas encore tirés, il entendit les pas de la bonne aller vers la porte, s’arrêter, et sa voix désolée répéter sans qu’un mot eût été dit par la personne qui avait sonné:

« Ma pauvre Jeanne… Ma pauvre Jeanne!…» Jeanne était la domestique de mon grand-père. Un instant de silence: les deux femmes s’embrassaient; mon père, saturé d’attente, écoutait décroître le bruit d’un fiacre dans l’aube, sachant déjà de quoi il s’agissait. Jeanne poussa lentement la porte, comme si désormais elle eût craint toutes les chambres.

« Il n’est pas mort? demanda mon père.

—On l’a transporté à l’hôpital, Monsieur… »

Mon père m’a peint le fossoyeur de Reichbach, engagé à mi-corps dans la fosse, écoutant, la tête levée, dans l’odeur du grès rose chaud de soleil, un de mes oncles lui dire: « Allons, Franz, dépêche! c’est quelqu’un de la famille!» Nous avions dans le bourg quelque vingt cousins, et ce fossoyeur ressemblait de façon saisissante à mon grand-père mort.

« Il m’est arrivé d’entendre bien des bêtises au sujet du suicide, disait mon père; mais devant un homme qui s’est tué fermement, je n’ai jamais vu un autre sentiment que le respect. Savoir si le suicide est un acte de courage ou non ne se pose que devant ceux qui ne se sont pas tués. Devant les autres, une convention silencieuse s’établit: pas un d’entre nous ne parla de ton grand-père autrement que s’il fût mort d’une embolie… »

La plupart de mes oncles et de mes grands-oncles ne s’étaient pas rencontrés depuis des années: plus encore que la vie, les avait séparés l’opposition entre ceux d’entre eux qui acceptaient la domination allemande et ceux qui la refusaient — bien que cette opposition ne fût jamais allée jusqu’à la rupture. Plusieurs habitaient maintenant la France, Tous se retrouvaient chez mon oncle Mathias, qui assistait mon grand-père dans la direction de son usine. Seul mon grand-oncle Walter n’était pas venu. Se trouvait-il vraiment à l’étranger pour quelques mois? Depuis quinze ans il était brouillé avec son frère Dietrich, mon grand-père; mais, aussi dur, aussi opiniâtre qu’on le peignît, ses traditions refusaient de tenir rancune à la mort. Pourtant il était absent, et cette absence renforçait le prestige hostile qui l’avait toujours entouré, qui l’entourait encore: mon grand-père parlait de lui avec plus d’animosité — et aussi plus d’insistance — que de tous ses autres frères, mais il l’avait désigné (comme il avait désigné mon père) pour son exécuteur testamentaire.

Mon père ne le connaissait pas. Incapable d’accepter quiconque, dans sa famille, n’observait pas à son égard la soumission due au sachem de la tribu, Walter n’y était pas détesté, mais environné du respect qui s’attache à la passion de l’autorité lorsqu’elle s’exerce sans faillir pendant quarante années. Privé d’enfants, il avait recueilli l’un de mes cousins, s’était pris pour lui d’une passion austère et rigoureuse: l’enfant à peine âgé de douze ans, il lui écrivait chaque matin de courts billets pleins de conseils semblables à des ordres, et exigeait de recevoir une réponse avant l’heure du départ pour le collège. À vingt ans, mon cousin, après une discussion au sujet de quelque jeune fille, était parti. L’oncle Walter, malgré le désespoir de sa femme, n’avait jamais répondu à ses lettres. Le cousin, dont il avait rêvé de faire son successeur, était devenu contremaître; Walter n’en parlait jamais, et ses frères trouvaient dans son chagrin, qu’ils n’ignoraient pas, assez d’humanité pour se croire tenus d’admirer que Walter n’en eût par ailleurs aucune.

Il est vrai que tous étaient prêts, si leur frère se montrait par trop intolérable, à dire: « Avec une maladie comme la sienne, c’est miracle qu’il ne soit pas pire! » Toutes ses photos le représentaient debout, ses béquilles cachées par un long manteau: ses deux jambes étaient paralysées.

Les foies gras d’Alsace succédant aux écrevisses et aux truites de ce repas de funérailles, et l’alcool de framboise au traminer, il s’en fallut de peu que la réunion ne finît en kermesse. Les millénaires n’ont pas suffi à l’homme pour apprendre à voir mourir. L’odeur de sapin et de résine qui entrait à travers les fenêtres d’été, mille objets de bois poli, unissaient en un passé de souvenirs et de secrets ces enfances écoulées dans l’exploitation forestière familiale; et tous se confondaient dans l’affectueuse déférence que la mort leur permettait de porter sans réserve au burgrave bourgeois et révolté dont l’inexplicable suicide semblait couronner secrètement la vie.

André Malraux

Extrait : Les noyers de l’Altenburg


Publié par : incipit_fr
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