Les Mystères de Londres

 

Deux soleils pour une lune

 

C’était à peu près à l’heure où l’Honorable Brian de Lancester, de retour devant le n° 9 de Wimpole-Street avec une petite troupe d’hommes de police, reconnaissait que sa courte absence avait suffi pour faire évacuer la maison.

La nuit était magnifique. L’humidité de la journée, frappée sur les pavés par un glacial vent du Nord, faisait de chaque rue un étincelant miroir, sur lequel les passants glissaient, trébuchaient et tombaient, à l’ineffable contentement de tous les Snail de la capitale de l’empire britannique.

Aux abords de Portland-Place, vers le milieu de la rue de Devonshire, il y avait, malgré le froid intense, une foule assez considérable, assemblée devant une porte ouverte. Cette foule était uniquement composée d’hommes qui avaient entre eux une sorte de ressemblance, bien que quelques uns portassent la livrée de la misère, tandis que d’autres étaient revêtus de fort décents costumes. C’étaient évidemment des confrères, car ils se pressaient, se foulaient, se poussaient de la meilleure amitié du monde, et sans acception de costume.

Presque tous avaient sous le bras d’énormes liasses de journaux ; les plus élégants seuls se privaient de cet ornement, mais ils étaient suivis d’un ou plusieurs grooms, chargés comme des mulets de la même denrée. — Tous causaient à la fois. Des cris étranges sortaient de cette cohue, et se mêlaient à de philosophiques réflexions, à des bons mots connus, à des éclats de rire.

Sur la porte ouverte, il y avait quatre ou cinq grooms en livrée, occupés incessamment à jeter aux assiégeants des paquets de papiers humides et exhalant cette odeur nauséabonde que Dieu a donnée au journal pour prévenir sans doute le public contre ses impudents mensonges, comme il a mis une crécelle au col annelé du serpent à sonnettes.

— Douze pour Pleydell et Browne ! disait une voix dans la foule.

— Douze pour Pleydell et Browne ! répétait l’un des grooms.

Ces mots couraient de bouche en bouche et arrivaient jusqu’à un buraliste dont on voyait la face parcheminée, fossile, à deux pouces de son registre.

Le buraliste griffonnait quelques mots et répétait d’une voix suraiguë :

— Douze pour Pleydell et Browne. — Allez !

Un paquet était livré.

— Quarante pour Gilbert du Strand !

— Vingt-cinq pour mistress Dodson !

— Deux cents pour Howard et Flower !

Et les feuilles pleuvaient, exhalant cette humide et âcre odeur dont nous venons de parler. — La vente était superbe. — À mesure que le commis fossile en constatait les résultats, le parchemin de son visage prenait de belles nuances dorées ; et lorsque enfin Howard et Flower demandèrent deux cents numéros, le commis déposa sa plume de métal dans le but de se frotter les mains.

Mais il n’en eut pas le temps. Les cris du dehors redoublèrent. Le buraliste reprit sa plume de fer en se promettant formellement de boire une pinte de porter en réjouissance avant de se coucher.

— Soixante-quinze pour Prior !

— Cinquante pour Goodbridge !

— Quatre-vingts pour Samuel Lowther !

Et cent autres noms ! et cent autres demandes, si bien que, enfin, une voix sortant des profondeurs du bureau prononça triomphalement ces paroles :

— Le tirage est épuisé, messieurs.

Ce fut un brouhaha universel.

— Faites un autre tirage ! cria-t-on  ; — deux mille, trois mille, — dix mille !… Nous prendrons tout !

— Les formes sont brisées, messieurs.

On voulut protester, mais les deux larges battants de la porte tournèrent prestement sur leurs gonds, et la face jaunie du buraliste disparut à tous les yeux.

Ceci se passait à la porte de M. Timothy Overflow, éditeur du journal the Moon (la Lune), feuille du soir. La foule assemblée dans la rue était un rush de newsmen ou marchands de journaux.

On sait qu’en Angleterre les feuilles publiques n’arrivent pas au lecteur de la même manière que sur le continent. À Londres, on ignore, ou à peu près, cet ami cher du caissier d’un journal, ce fermier de l’intelligence des rédacteurs, ce locataire de la prose, mauvaise ou bonne, alignée quotidiennement en énormes colonnes et précieuse assurément si la quantité peut remplacer la qualité : on ignore, en un mot, l’abonné.

Point de bail à long terme entre les gazettes et les liseurs. Chaque jour, ces derniers font leur choix entre tous les bavards et gigantesques news-papers de Londres, à peu près comme le gourmet parisien pointe les plats de son dîner sur la carte d’un restaurant. — Et, voyez le contraste ! l’Anglais, qui papillonne lourdement du Times au Sun, du Sun au Globe, du Globe au Courier, s’en tient à sa tranche de bœuf dès qu’il s’agit de dîner, tandis que le Français, dont le palais volage passe en revue hebdomadairement tous les mets du Cuisinier royal, reste fidèle à son journal durant de longues années.

John-Bull n’aurait-il donc que la fidélité de l’estomac ?…

Chez nous, la publication des journaux se fait par l’entremise de courtiers (newsmen) dont quelques uns sont millionnaires. D’autres, en revanche, portent leur fortune avec eux, dans la poche rapiécée d’un vieil habit noir.

D’ordinaire, le journal The Moon, petite feuille du soir, faisait son apparition dans le silence le plus complet, et n’arrivait chez les newsmen que si l’on prenait le soin de l’y porter ; mais, ce jour-là, il y avait une nouvelle, — une grande nouvelle ! — Le tirage de toutes les feuilles du soir s’était trouvé insuffisant pour l’affluence des acheteurs. Chacun voulait savoir, lire par soi-même.

De long-temps curiosité pareille n’avait été excitée. Et il y avait de quoi, vraiment : il ne s’agissait point d’une nouvelle vulgaire, de l’un de ces puffs, si communs chez nous que nos voisins nous ont pris ce mot pour l’introduire dans leur langage usuel. On ne parlait enfin ni du serpent de mer, ni de la fameuse génisse de Cornouaille, marchant à l’aide de douze pattes, ni de la brebis-ténor, ni de l’Américain incombustible, habitué à se nourrir de poudre fulminante, arrosée de plomb fondu. — Fi donc ! sottises que tout cela, bonnes tout au plus pour les jours de famine où l’éditeur, à bout d’imagination, creuse en vain sa triste cervelle et ne trouve aucun plat nouveau, digne de rassasier la curiosité publique…

Cette fois c’était de l’histoire. Il y avait en jeu une personne royale.

Rien moins que cela, vraiment. — Un meurtre odieux, un assassinat impie avait été commis, — ou tenté pour le moins, — jusque sur la terrasse du château de Kew.

Et sur qui, bon Dieu ! — sur une gracieuse et douce enfant, qui, éventuellement, pouvait être appelée à succéder au trône, sur l’espoir des Trois-Royaumes, sur la princesse Victoria, en un mot, sur la fille de S. A. R. le duc de Kent, et la nièce de Sa Majesté.

Qu’on reconnaissait bien là l’infernal esprit de radicalisme, et que c’était bien le cas d’acheter, à n’importe quel prix, pour dévorer les détails de cette atrocité éminemment curieuse, l’Evening Post, le Standard, l’Evening Mail et le Moon !

On espérait d’ailleurs trouver dans ces feuilles, ou dans l’une d’elles, le nom du misérable dont la main sacrilège, etc., etc.

Ce fut donc un terrible désappointement pour ceux des newsmen qui, arrivés trop tard, n’avaient pu se procurer le moindre numéro du Moon, si délaissé d’ordinaire. Il se forma immédiatement une sorte de bourse devant la porte de M. Timothy Overflow. Les uns voulaient acheter de seconde main, argent comptant, quelques numéros de la bienheureuse feuille ; d’autres proposaient des échanges.

— Un shelling pour chaque exemplaire du Standard ! disait l’un.

— Six pense de plus que le prix courant pour chaque Evening Post ! criait l’autre.

— Un Times pour un Evening Mail !

— Deux Suns pour un Moon !

D’ordinaire, dans ces rushes de newsmen, les offres sont en sens contraire. Un Times est estimé quatre ou cinq Standards, et il faut bien une douzaine de Lunes pour payer un seul Soleil.

Ce qui est, du reste, plus conforme à la hiérarchie astrale.

Cependant, de chaque côté de la rue, les curieux affluaient. Les uns savaient déjà ce dont il s’agissait, les autres voulaient l’apprendre. Le rush des newsmen se trouva bientôt enclavé de toutes parts dans un autre rush plus nombreux et non moins bruyant, qui s’approchait, d’instinct, de cet amas de papier imprimé. Les récits les plus contradictoires couraient parmi cette foule bavarde et pressée de savoir.

 

Paul Féval

Extrait de : Les Mystères de Londres, quatrième partie, Le Marquis de Rio-Santo


Publié par : incipit_fr
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