L’entrée dans l’ombre

I

Noë rêvait. Le ciel était plein de nuées.
On entendait au loin les chants et les huées
Des hommes malheureux qu’un souffle allait courber.
Un nuage muet soudain laissa tomber
Une goutte de pluie au front du patriarche.
Alors Noë, suivi des siens, entra dans l’arche,
Et Dieu pensif poussa du dehors le verrou.

Le mal avait filtré dans les hommes. Par où ?
Par l’idole ; par l’âpre ouverture que creuse
Un culte affreux dans l’âme humaine ténébreuse.
Ces temps noirs adoraient le spectre Isis-Lilith,
La fille du démon, que l’Homme eut dans son lit
Avant qu’Eve apparût sous les astres sans nombre,
Monstre et femme que fit Satan avec de l’ombre
Afin qu’Adam reçût le fiel avant le miel,
Et l’amour de l’enfer avant l’amour du ciel.
Eve était nue. Isis-Lilith était voilée.
Les corbeaux l’entouraient de leur fauve volée ;
Les hommes la nommaient Sort, Fortune, Ananké ;
Son temple était muré, son prêtre était masqué ;
On l’abreuvait de sang dans le bois solitaire ;
Elle avait des autels effrayants. Et la terre
Subissait cette abjecte et double obscurité  :
En bas Idolâtrie, en haut Fatalité.

Aussi depuis longtemps tout était deuil et crainte.
Le juste – un seul restait – attendait la mort sainte
Comme un captif attend qu’on lève son écrou.

Le tigre en sa caverne et la taupe en son trou
Disaient depuis longtemps  : l’homme commet des crimes.
Une noire vapeur montait aux cieux sublimes,
Fumée aux flots épais des sombres actions.
Depuis longtemps l’azur perdait ses purs rayons,
Et par instants semblait plein de hideuses toiles
Où l’araignée humaine avait pris les étoiles.

Car dans ces temps lointains, de ténèbres voilés,
Où la nature et l’homme étaient encore mêlés,
Les forfaits rayonnaient dans l’espace, en désastres,
Et les vices allaient éteindre au ciel les astres.
Le mal sortait de l’homme et montait jusqu’à Dieu.
Le char du crime avait du sang jusqu’à l’essieu ;
Le meurtre, l’attentat, les luxures livides
Riaient, buvaient, chantaient, régnaient ; les fils avides
Soufflaient sur les parents comme sur un flambeau ;
Ce que la mort assise au seuil noir du tombeau
Voyait d’horreurs, faisait parler cette muette.
La nuit du cœur humain effrayait la chouette ;
L’ignorance indignait l’âne ; les guet-apens,
Les dols, les trahisons faisaient honte aux serpents ;
Si bien que l’homme ayant rempli son âme immonde
D’abîmes, Dieu put dire au gouffre  : Emplis le monde.

L’urne du gouffre alors se pencha. Le jour fuit ;
Et tout ce qui vivait et marchait devint nuit.
Eve joignit les mains dans sa tombe profonde.

II

Tout avait disparu. L’onde montait sur l’onde.
Dieu lisait dans son livre et tout était détruit.
Dans le ciel par moments on entendait le bruit
Que font en se tournant les pages d’un registre.
L’abîme seul savait, dans sa brume sinistre,
Ce qu’étaient devenus l’homme, les voix, les monts.
Les cèdres se mêlaient sous l’onde aux goémons ;
La vague fouillait l’antre où la bête se vautre.
Les oiseaux fatigués tombaient l’un après l’autre.
Sous cette mer roulant sur tous les horizons
On avait quelque temps distingué des maisons,
Des villes, des palais difformes, des fantômes
De temples dont les flots faisaient trembler les dômes ;
Puis l’angle des frontons et la blancheur des fûts
S’étaient mêlés au fond de l’onde aux plis confus ;
Tout s’était effacé dans l’horreur de l’eau sombre.
Le gouffre d’eau montait sous une voûte d’ombre ;
Par moments, sous la grêle, au loin, on pouvait voir
Sur le blême horizon passer un coffre noir ;
On eût dit qu’un cercueil flottait dans cette tombe.
Les tourbillons hurlants roulaient l’écume en trombe.
Des lueurs frissonnaient sur la rondeur des flots.
Ce n’était ni le jour, ni la nuit. Des sanglots,
Et l’ombre. L’orient ne faisait rien éclore.
Il semblait que l’abîme eût englouti l’aurore.
Dans les cieux, transformés en gouffres inouïs,
La lune et le soleil s’étaient évanouis ;
L’affreuse immensité n’était plus qu’une bouche
Noire et soufflant la pluie avec un bruit farouche.
La nuée et le vent passaient en se tordant.
On eût dit qu’au milieu de ce gouffre grondant
On entendait les cris de l’horreur éternelle.

Soudain le bruit cessa. Le vent ploya son aile.
Sur le plus haut sommet où l’on pouvait monter
La vague énorme enfin venait de s’arrêter,
Car l’élément connaît son mystère et sa règle.
Le dernier flot avait noyé le dernier aigle.
On n’apercevait plus dans l’espace aplani
Que l’eau qui se taisait dans l’ombre, ayant fini.
Le silence emplissait la lugubre étendue.
La terre, sphère d’eau dans le ciel suspendue,
Sans cri, sans mouvement, sans voix, sans jour, sans bruit,
N’était plus qu’une larme immense dans la nuit.

III

Dans ce moment-là, tout étant dans l’insondable,
Un fantôme apparut sur l’onde formidable.
Ce géant était trombe, ouragan et torrent.
Des hydres se tordaient dans son oeil transparent ;
Il semblait encor plein de la tempête enfuie ;
Sa face d’eau tremblait sous ses cheveux de pluie ;
Et voici ce que l’ombre effarée entendit  :

Le géant se tourna vers le gouffre maudit,
Fit trois pas, et cria  : – Chaos, reprends ce monde !

Une tête sortit de la brume profonde ;
Aveugle, énorme, horrible, à l’autre bout des cieux ;
Ayant deux gouffres noirs à la place des yeux ;
Se dressa, pâle, et dit  : – Je ne veux pas, déluge !

IV

LE DELUGE.

Reprends-le.

LE CHAOS.

Non.

LE DELUGE.

Il est rejeté.

LE CHAOS.

Par quel juge ?

LE DELUGE.

Par Lui.

LE CHAOS.

Pourquoi ?

LE DELUGE.

Le ver s’est glissé dans le fruit.

Le condamné d’en bas a soufflé dans la nuit
Le mal au cœur de l’homme à travers la nature ;
L’homme, ouvert à l’erreur, au piège, à l’imposture,
Jusqu’au crime de vice en vice descendu,
Est devenu vipère, et sa bouche a mordu ;
Le talon du Seigneur a senti la piqûre ;
Et voilà ce qu’a fait, du fond de l’ombre obscure,
L’être qui vit sous terre au Dieu qui vit au ciel.
Ce monde était méchant et noir, l’être éternel
Le laisse tomber, monstre, et tu peux le reprendre.

LE CHAOS.

Pourquoi me l’a-t-il pris, si c’est pour me le rendre ?

LE DELUGE.

J’ai roulé sur les monts le flot sombre et tonnant.
Tout est mort. J’ai fini ; c’est à toi maintenant.
Reçois ce monde au fond de l’abîme où nous sommes.

LE CHAOS.

J’ai déjà les dragons, je ne veux pas des hommes.

V

L’éclair cria  : — Silence aux pieds d’Adonaï ! —
Et le chaos se tut dans le gouffre ébloui.

Et l’archange qui veille entre deux pilastres
Du seuil mystérieux plein d’yeux qui sont les astres,
Se courba sous l’azur sans oser faire un pas
Et dit au Dieu vivant  : Le chaos n’en veut pas.
Et Dieu dit  : Je consens que ce monde revive.

 

Victor Hugo

L’entrée dans l’ombre

Extrait de : La Fin de Satan

 


Publié par : incipit_fr
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