Le Sorgho Rouge

[Extrait]

 

Il marche à grands pas dans l’étroite ruelle, les mains dans les poches de son pantalon où il froisse avec des doigts nerveux les deux billets qu’il vient d’obtenir de sa mère.

« Maman, tu me donnes cet argent ? Je dois y aller avant que tout ne soit vendu :

– Tiens, vas-y vite ! »

Jamais sa mère ne lui a donné d’argent aussi facilement, si généreusement. C’est normal parce que contrairement à l’usage, il ne s’agit pas de s’acheter quelques babioles pour son plaisir, des bonbons, des melons ou un fruit, ou un cahier, ou un crayon, des bandes dessinées… Cette fois c’est du sérieux ! La chose est extraordinairement importante !

Liang quitte la ruelle et se retrouve dans la rue principale du village. Il se dirige tout droit vers le magasin. Il sort les précieux billets de sa poche droite et les attrape de sa main gauche pour les plonger dans la poche correspondante. Il les touche, les remue, les caresse, les manie avec de multiples précautions, ces billets mille fois froissés, palpés, manipulés, tripotés : ils ont servi à acheter des légumes, de la paille, des chaussettes, et bien d’autres choses plus banales ou sordides, qui sait ?

Mille fois les marchands s’en sont servis pour rendre la monnaie. Ces petits bouts de papier sont passés de main en main, avant d’arriver dans la bourse de Wang et dans la main de Liang, sa main droite d’abord, puis sa main gauche… Longue chaîne.

Dire que bientôt, dans quelques minutes, il n’y aura plus d’argent dans les mains de Liang, mais à la place quelque chose de plus précieux, d’essentiel, la seule chose importante à posséder !

Liang presse le pas. A ses enjambées, on dirait presque un adulte. Il aperçoit le magasin, tout près, avec sa porte ouverte comme une bouche affamée et ses fenêtres fermées, grillagées, deux yeux aveugles. Liang se souvient de toutes les fois qu’il est arrivé là, avec quelques centimes en poche : il fallait implorer pour obtenir cet argent ; il fallait diaboliquement insister pour acheter une pomme, des jujubes ou, ce qui était plus fréquent, deux bonbons à partager avec sa petite sœur. Aujourd’hui, il ne s’agissait pas de l’un de ces achats futiles. Liang ne vient pas pour se procurer l’une de ces marchandises banales…

Franchie la porte du magasin, Liang se trouve face à face avec le vendeur chauve qui lui sourit de tout l’éclat de ses dents dorées. Il ressent comme une injustice : le bougre doit s’imaginer qu’il est entré ici, comme d’habitude, pour s’offrir des friandises! Une autre chose chagrine Liang : Il comprend mal que l’on vende ici, dans un magasin très ordinaire, ce qu’il est venu acheter ! Un tel objet, si important, grave, sérieux, vénérable, parmi ce bazar ! Liang est choqué. D’abord, parler d’argent, de paiement, à ce propos, lui semble déplacé ! Selon lui, c’est inconvenant, c’est presque un péché de mêler cet acte au commerce.

« Ça va Liang ? demande le vendeur, en frottant son menton mal rasé.

– Mais oui, je viens acheter… », marmonne Liang, un peu grognon.

Le vendeur remballe son sourire et abandonne son air rieur. Le voilà maintenant qui prend un ton sérieux. Il a du lire sur le visage de Liang qu’aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une emplette ordinaire, et qu’il faut donc prendre les choses autrement.

« Cela ! » Liang, très ému, plein d’un infini respect, indique du doigt un endroit précis, central, sur une étagère : là s’étale une précieuse nappe rouge, éclatante, splendide, plus sanglante que le sang lui-même.

« Le Livre Rouge ? » s’enquière le vendeur avec un air déférent rempli d’égards.

« Les citations du Président Mao », précise Liang, en reprenant la formule officielle et le ton de son père lorsqu’il aborde le sujet.

Alors, le commerçant se précipite vers la rutilante nappe rouge et, s’y prenant à deux mains, choisit avec beaucoup d’attentions le volume le plus central. Il le tend à Liang d’un geste cérémonieux.

Liang saisit le Livre Rouge. Il y met, bien sûr, mille précautions et toutes ses forces. Surprise : l’ouvrage pèse moins lourd qu’il ne l’imaginait. Pris par son élan, l’enfant soulève le livre plus haut qu’il ne s’y attendait.

Liang paie précipitamment et serrant fort entre ses deux mains le Livre Rouge, sort du magasin.

 

 

 

 

Ya DING

extrait de : Le Sorgho Rouge (1987)

Editions Stock

 

 

 


Publié par : Capuche
Étiquettes : , , , ,
Previous post
Next post

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *