Au bonheur des ogres, extrait

Julius est toujours aplati. Il me zieute avec un air de douloureuse interrogation. Cet autre maître lui pose problème. Heureusement, il le rencontre assez rarement.
Je demande :
— On va se promener ?
Il saute sur ses pattes. Toujours d’accord pour sortir, toujours content de rentrer, Julius. Un chien.

Il n’y a pas que le magasin qui saute. Belleville aussi. Avec toutes ces façades manquantes le long de ses trottoirs, le Boulevard ressemble à une mâchoire édentée. Julius baguenaude, le pif au raz du sol, en battant frénétiquement de la queue. Il s’accroupit brusquement pour élever au beau milieu de l’allée centrale un somptueux monument à la gloire de l’odorat canin. Puis il fait une dizaine de mètres, son large cul bien dressé, assez fier de lui, lorsque soudain il s’immobilise, comme s’il avait oublié quelque chose d’important. Il gratte alors l’asphalte comme un furieux avec ses pattes arrière. Il n’est ni à la hauteur de sa crotte ni dans la bonne direction, mais il s’en fout. Il s’acquitte Julius, il fait ce qu’il a à faire. Ce n’est pas un comptoir de grand magasin, lui : il a de la mémoire. Même s’il ne sait plus ce qu’il y a dedans.

Cent mètres plus loin, la voix lamentable d’un muezzin s’élève dans le crépuscule bellevillois. Je sais ce qui lui tient lieu de minaret. C’est une petite fenêtre carrée, une aération de chiottes ou une lucarne de palier, entre le troisième et le quatrième étage d’une façade décrépite. Je me laisse un moment porter par les jérémiades de ce curé venu d’ailleurs. Il dégoise une sourate où il doit être question d’une rose trémière poussant sa tige sacrée dans les calcifs du prophète. Il y a là-dedans une douleur d’exil peu supportable.

Au bonheur des ogres, extrait

Daniel Pennac

Editions Folio


Publié par : 3nj0y
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