Humiliation d’un Sublime

[Extrait]

 

Mais regarde donc ton jeu, bougre d’âne, t’as la Révolution dedans ; quinte mangeuse portant son point, dans l’herbe à la vache ; quinze et cinq, vingt ; trois borgnes, vingt-trois ; trois bœufs, vingt-six ; tierce major dans les vitriers, vingt-neuf ; trois colombes, quatre-vingt-douze ; et joue An un de la République, quatre-vingt-treize. Mon pauvre Auguste, t’es passé au gabarit. C’est-y toi, cette fois, qui paiera la tournée de vitriol ?

— Caporal Tronche ! appela la voix impérieuse de l’adjudant qui apparut au seuil du poste.

L’un des joueurs mit ses cartes sur la table et se leva aussitôt.

— Arrive un peu, dit le survenant qui l’entraîna, j’ai à te parler. Tu vois ce cochon, n’est-ce pas ? — Il lui montrait un gros fantassin de Bavière, immobile au milieu de la route et gardé comme un trésor par deux volontaires armés jusqu’aux dents. — Eh bien, on l’a ramassé, il y a huit jours, dans la forêt, du côté d’Ingrannes, à moitié crevé. Il paraît que c’est un paysan dont il essayait de prendre la femme qui l’a arrangé comme ça, à grands coups de serpe dans la figure. Mais ces animaux ont la vie dure. On l’a recollé à l’ambulance, et maintenant il est aussi solide qu’avant cette petite leçon de politesse. Tu vas prendre un homme avec toi et vous me le conduirez à Loury, où le général en fera ce qu’il voudra. Le bataillon n’a pas besoin de ce subsistant. On t’a désigné pour cette corvée, parce que tu as de la poigne et de la jugeotte quand tu n’es pas soûl. Le bougre a déjà essayé de filer et le commandant croit qu’il a ses raisons pour ça. Ainsi donc, ouvre l’œil et si ton prisonnier fait le malin, tu m’entends…

— Suffit ! mon lieutenant, on livrera le bijou franco et à domicile. Ce n’est pas encore ce gros rapiécé qui se paiera ma fiole, je vous en réponds.

L’aspect du captif justifiait amplement cette sollicitude. C’était une espèce de géant, un de ces colosses de chair comme l’Allemagne en a tant versé sur la France, une brute magnifique dont la charogne, semblait-il, eût fertilisé tout un arpent.

La correction maritale et zélotypique dont avait parlé l’adjudant était écrite en caractères horribles sur sa face tuméfiée, purulente, quadrillée de sparadrap. Le nez avait été emporté, toutes les dents supérieures brisées par un coup superbe du hachoir qui avait élargi la gueule jusqu’aux deux oreilles et l’ensemble faisait penser au billot sanguinolent d’un charcutier.

On était forcé de supposer une intention précise de ne frapper cet homme qu’au visage et on s’étonnait que sur tant de coups d’une arme si redoutable, aucun n’eût été mortel. Il est vrai que le hausse-col bosselé démontrait que le sécateur avait dû s’égarer dangereusement deux ou trois fois, — car le personnage ainsi tailladé n’était rien moins qu’un prestantissime officier du 75e régiment, division de Schimmelmann.

*

La mission ne déplaisait pas à cette excellente fripouille de caporal Tronche, ajusteur-mécanicien des Amandiers de Ménilmontant, renommé pour la vigueur de ses abatis et généralement connu parmi les Sublimes et les Fils de Dieu sous le sobriquet de Casse-Litron.

Avant la guerre, avant les complications excessives et indébrouillables qui l’avaient déraciné de son Paris pour le jeter aux francs-tireurs du Loiret, il avait connu la gloire.

De la porte Montempoivre à la rue du Pot-au-Lait et du Pont-de-Flandre au Point-du-Jour, il fut célèbre.

Il n’y en avait pas un autre pour faire aussi bien que lui le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononçait Montpernasse ; sur l’épaule droite, Ménilmonte ; sur la gauche, la Courtille ; sur le ventre, Bagnolet, et sur le creux de l’estomac, trois fois Lapin sauté. Les quatre premières invocations exprimaient la béatitude, les trois coups du Lapin sauté s’accentuaient vigoureusement. Il fallait que le thorax résonnât avec puissance. Prouesse qui fut consignée dans les fastes épiphaniques de Denis Poulot.

Orateur considérable dans les réunions publiques, il avait certainement décrété plus de vingt mille lois d’urgence manifeste. Chaque soir, il reconstituait la Pologne à la Mine à poivre, assommoir fameux de Ménilmontant, et n’hésitait pas à créer un grand État Scandinave pour museler le despote moscovite à la Machine à soûler ou à la Tête de cochon.

Depuis longtemps, il avait fait de l’Allemagne entière une vaste république et groupé sous un vocable fraternel toutes les provinces danubiennes. Enfin il avait judicieusement expédié les musulmans à la Mecque et le Pape à Jérusalem. Quant à l’Angleterre, on savait très bien qu’elle ne l’épouvantait pas.

Bel homme, d’ailleurs, trop aimé des femmes, disait-on, il travaillait surtout devant le comptoir. Il avait sur son livret toutes les signatures des grandes maisons de Paris, faisant au plus trois journées de travail par semaine et deux ou trois patrons par mois. En un mot, c’était un de ces redoutables crâneurs engendrés pour le désespoir des industriels.

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Léon Bloy

Extrait de : Humiliation d’un Sublime ,

Sueur de Sang, 1914


Publié par : incipit_fr
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