Histoire de l’art

 

INTRODUCTION

L’art et les artistes

 

 

Disons nettement, tout d’abord, qu’à la vérité « l’Art » n’a pas d’existence propre. Il n’y a que des artistes. En des temps très lointains, ce furent des hommes qui, à l’aide d’un morceau de terre colorée, ébauchaient les formes d’un bison sur les parois d’une caverne ; de nos jours, ils achètent des couleurs et font des affiches : dans l’intervalle, ils ont fait pas mal de choses. Il n’y a aucun inconvénient à nommer art l’ensemble de ces activités, à condition toutefois de ne jamais oublier que le même mot recouvre cent choses diverses, se situant différemment dans le temps et dans l’espace, à condition aussi de bien comprendre que l’Art pris comme une abstraction, l’Art avec un grand A, n’existe pas. Il est de fait que, de nos jours, cette notion d’Art avec un grand A est devenue une espèce d’idole doublée d’un épouvantail. On peut écraser un artiste en lui disant que ce qu’il vient de faire n’est peut-être pas mal dans son genre, mais que ce n’est pas de l’« Art ». Et on peut confondre un brave homme qui admire un tableau en lui affirmant que ce qu’il aime dans cette œuvre ce n’est pas l’Art lui-même, mais quelque chose d’autre.

En fait, je ne pense pas qu’il existe de mauvaises raisons d’aimer une statue ou un tableau. On peut aimer un paysage parce qu’il nous rappelle notre pays, ou un portrait parce qu’il évoque le visage d’un ami. Il n’y a là rien d’absurde. Il est inévitable — et nous sommes tous logés à la même enseigne — qu’un tableau évoque en nous mille et un souvenirs qui pèsent sur notre plaisir ou sur notre aversion. Tant que ces souvenirs nous aident à apprécier ce que nous voyons, il n’y a pas lieu de s’en soucier. Mais lorsque quelque souvenir incongru vient fausser notre jugement, lorsque par exemple nous nous détournons instinctivement d’une peinture figurant un admirable paysage alpin parce que nous avons horreur de grimper, il devient nécessaire de bien examiner les raisons d’une aversion qui gâche un plaisir que nous aurions normalement dû éprouver. Il y a certainement de mauvaises raisons de mépriser une œuvre d’art.

La plupart des gens aiment à trouver dans un tableau ce qu’ils aiment dans la réalité. Une telle préférence n’a rien que de naturel. Tous nous aimons la beauté dans la nature et tous sommes reconnaissants à celui qui a su la fixer dans son œuvre. Certes, un artiste ne songerait pas à nous en faire grief. Lorsque Rubens dessina un portrait de son jeune fils, le grand peintre flamand était fier de la beauté de son enfant. Il désirait certainement nous le faire admirer. Mais cette tendance au joli et au plaisant risque de nous faire trébucher si elle nous conduit à écarter des œuvres traitant d’un sujet moins séduisant. Le grand peintre allemand Albrecht Dürer a sans doute dessiné le portrait de sa mère avec autant d’amour et de dévotion que Rubens retraçant le visage de son fils. Cette étude pénétrante de la vieillesse sur le déclin peut nous heurter, mais si nous luttons contre cette répugnance instinctive, nous en serons grandement récompensés. Car, dans sa terrible sincérité, le dessin de Dürer est un chef-d’œuvre. Nous comprendrons assez vite que la beauté d’un tableau ne coïncide pas avec l’agrément de son sujet.
[…]
La notion de beauté a ceci d’inquiétant que le goût et les canons du beau varient à l’infini.

E.H. Gombrich
Extrait de : Histoire de l’art


Publié par : incipit_fr
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