De l’autre côté du miroir

Ô belle enfant au front si doux,

Aux yeux tout imprégnés de rêve!

Malgré la distance entre nous

Dans cette existence trop brève,

Tu accueilleras en souriant

Ce récit, don d’un cœur aimant.

Jamais je ne t’ai vue ; jamais

Je n’entendis ta voix ravie ;

Jamais non plus je ne pourrai

Avoir place en ta jeune vie.

Mais ton cœur, je le sais, pourtant,

Aimera ce conte d’enfant.

Je l’ai commencé autrefois:

Le clair soleil dardait sa flamme,

Et la cadence de ma voix

Suivait la cadence des rames …

C’est en vain qu’ont passé les ans,

Ma mémoire défie le temps …

Ecoute, avant qu’ait retenti

Cet appel ferme et sans réplique

Qui t’invite à gagner ton lit,

Toute triste et mélancolique!

Nous sommes tous de vieux enfants

Qui se couchent en rechignant.

Dehors c’est la neige et le gel,

Les rafales de la tempête ;

Mais, dedans, un feu substantiel

A mis ton jeune cœur en fête.

Fascinée par les mots troublants,

Tu mépriseras l’ouragan.

Même si l’ombre d’un soupir

Vient à passer sur cette histoire

Quand j’évoque le souvenir

Des jours d’été nimbés de gloire,

Il n’altérera nullement

L’attrait de ce conte d’enfant.

Chapitre I

La maison du miroir

Ce qu’il y a de sûr, c’est que la petite chatte blanche n’y fut pour rien: c’est la petite chatte noire qui fut la cause de tout. En effet, il y avait un bon quart d’heure que la chatte blanche se laissait laver la figure par la vieille chatte (et, somme toute, elle supportait cela assez bien); de sorte que, voyez-vous, il lui aurait été absolument impossible de tremper dans cette méchante affaire.

Voici comment Dinah s’y prenait pour laver la figure de ses enfants: d’abord, elle maintenait la pauvre bête en lui appuyant une patte sur l’oreille, puis, de l’autre patte, elle lui frottait toute la figure à rebrousse-poil en commençant par le bout du nez.

Or, à ce moment-là, comme je viens de vous le dire, elle était en train de s’escrimer tant qu’elle pouvait sur la chatte blanche qui restait étendue, parfaitement immobile, et essayait de ronronner (sans doute parce qu’elle sentait que c’était pour son bien.)

Mais la toilette de la chatte noire avait été faite au début de l’après-midi; c’est pourquoi, tandis qu’Alice restait blottie en boule dans un coin du grand fauteuil, toute somnolente et se faisant de vagues discours, la chatte s’en était donné à cœur joie de jouer avec la pelote de grosse laine que la fillette avait essayé d’enrouler, et de la pousser dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle fût complètement déroulée; elle était là, étalée sur la carpette, toute embrouillée, pleine de nœuds, et la chatte, au beau milieu, était en train de courir après sa queue.

« Oh! comme tu es vilaine! s’écria Alice, en prenant la chatte dans ses bras et en lui donnant un petit baiser pour bien lui faire comprendre qu’elle était en disgrâce. Vraiment, Dinah aurait dû t’élever un peu mieux que ça! Oui, Dinah, parfaitement! tu aurais dû l’élever un peu mieux, et tu le sais bien! » ajouta-t-elle, en jetant un regard de reproche à la vieille chatte et en parlant de sa voix la plus revêche; après quoi elle grimpa de nouveau sur le fauteuil en prenant avec elle la chatte et la laine, et elle se remit à enrouler le peloton. Mais elle n’allait pas très vite, car elle n’arrêtait pas de parler, tantôt à la chatte, tantôt à elle-même. Kitty restait bien sagement sur ses genoux, feignant de s’intéresser à l’enroulement du peloton; de temps en temps, elle tendait une de ses pattes et touchait doucement la laine, comme pour montrer qu’elle aurait été heureuse d’aider Alice si elle l’avait pu.

« Sais-tu quel jour nous serons demain, Kitty? commença Alice. Tu l’aurais deviné si tu avais été à la fenêtre avec moi tout à l’heure… Mais Dinah était en train de faire ta toilette, c’est pour ça que tu n’as pas pu venir. Je regardais les garçons qui ramassaient du bois pour le feu de joie… et il faut des quantités de bois, Kitty ! Seulement, voilà, il s’est mis à faire si froid et à neiger si fort qu’ils ont été obligés d’y renoncer. Mais ça ne fait rien, Kitty, nous irons admirer le feu de joie demain. » A ce moment, Alice enroula deux ou trois tours de laine autour du cou de Kitty, juste pour voir de quoi elle aurait l’air: il en résulta une légère bousculade au cours de laquelle le peloton tomba sur le plancher, et plusieurs mètres de laine se déroulèrent.

Lewis Carroll

Extrait de : De l’autre côté du miroir

Texte original


Publié par : incipit_fr
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