Que ma joie demeure

Le vin était comme chargé de petites feuilles d’or et de fleurs de lumière quand il coulait. Mais, dans le verre il était soudain lourd comme du plomb et il attendait.

Jacquou releva son verre et but. A l’autre bout de la table Jourdan qui allait servir Honoré s’arrêta. Il regarda Jacquou.

« Oui, dit Jacquou.

—     Verse », dit Honoré.

Les hommes buvaient tout le verre d’affilée, les femmes à petites lampées.

Jourdan servit Marthe.

« Voilà, ma belle », dit-il doucement.

Elle le regarda du coin de l’œil et elle respira plus vite. Et elle but et elle entendit le grondement du tambour de danse qui suintait plus fort des bois, des forêts, des arbres, des herbes, et on aurait dit de la terre même. Il semblait qu’on entendait battre ses coups dans la terre, là, sous les pieds, là sous la table, comme les coups violents du sang dans les artères des hommes enflammés.

Jourdan fit encore une fois le tour de la table pour verser à boire. La bonbonne s’allégeait.

Honoré enlaça Honorine.

« Ne vous en faites pas, dit-il en riant sous ses moustaches, ce n’est pas pour vous. »

C’était pour toucher l’épaule du fils Carle.

« Viens m’aider. »

Le fils Carle se dressa. Ils allèrent tous les deux près du foyer de braise où les rôtis mijotaient.

Honorine sentait encore autour d’elle le bras chaud d’Honoré.

« Attention, dit le fils Carle, les plats sont brûlants.

—     Porte le lièvre, dit Honoré, je porte le chevreau.

—      Le vin est bon, dit le fils Carle.

—     Oh ! dit Honoré, et puis le ciel, regarde ! »

Le ciel était entièrement fleuri de petits nuages ronds à cœur violet et ils voguaient doucement sur un azur fin et lisse comme le bassin des claires fontaines.

Ils apportèrent les plats.

« Buvons ! cria Jacquou.

—     A force de boire… », dit Mme Hélène.

Elle comprit que Jourdan s’approchait d’elle. Il était encore là avec sa bonbonne. Il lui versa à boire.

« A force…, dit-elle.

—     Ce n’est rien, dit-il, buvez.

—     Non, dit Jacquou, ce n’est rien. Il faut boire. »

On ne pouvait pas dire que ça n’était rien. Elle sentait que le feu se rallumait au fond de sa chair, dans un endroit où elle croyait que tout était éteint depuis la mort de son mari. Et voilà qu’elle venait de sentir le pétillement et la caresse douloureuse de la flamme. Elle entendait aussi le bourdon, et les coups, et la cadence, et le rythme sauvage du tambour de danse.

« Mon sang frappe, se dit-elle, c’est mon sang qui bat. C’est le bruit de mon sang. »

Le bout de ses seins durcissait rien qu’à frotter contre la soie de son corsage.

« Mon bon Jourdan », se dit-elle à voix basse.

Et elle s’aperçut que le son du nom dans sa voix basse avait forme et odeur, et geste et poids, et que son corps en jouissait.

Les rôtis étaient lourds et juteux et, au premier coup de couteau, ils s’écrasèrent. La sauce était comme du bronze, avec des reflets dorés et, chaque fois qu’on la remuait à la cuiller, on faisait émerger des lardons, ou la boue verdâtre du farci, ou des plaques de jeune lard encore rose. La chair du chevreau se déchira et se montra laiteuse en dedans, fumante avec ses jus clairs. Sa carapace croustillait et elle était d’abord sèche sous la dent, mais, comme on enfonçait le morceau dans la bouche, toute la chair tendre fondait et une huile animale, salée et crémeuse en ruisselait qu’on ne pouvait pas avaler d’un seul coup, tant elle donnait de joie, et elle suintait un peu au coin des lèvres. On s’essuyait la bouche.

« A moi ! » cria Jacquou.

Il se dressa et il marcha vers ses bouteilles alignées dans l’herbe.

« Mon vin, dit-il en dressant la grosse bouteille dans le soleil.

—     Voilà qu’il va faire le fou » dit Barbe.

Mais Carle était à côté d’elle, entre elle et Jacquou et tout lui faisait sang, et il était devenu rouge, et son cou s’était gonflé. Il entendait depuis longtemps les toung et les toung et les toung du tambour sauvage. Il avait bu trois grosses fois du vin de Jourdan. Chaque fois le grondement avait grossi et la cadence s’était faite plus rapide. Il sentait que ses pieds se décollaient de terre, que son corps se décollait de terre, que sa tête se décollait de terre. Il pensait à ses galopades que ferait son étalon s’il le lâchait dans les champs. Le tambour de son sang battait avec les coups sourds de cette galopade qu’il n’avait jamais entendue.

« Il n’y a pas de fou », dit-il.

Il ne savait plus exactement ni ce qu’il voulait dire ni ce qu’il disait. Il était toujours comme ça et très vite après du vin. Il voulait dire qu’un étalon au chanfrein en feuille d’iris c’était fait pour galoper ventre à terre dans le monde en faisant danser les hommes avec le tambour de sa galopade.

« Oui, mais…, dit Barbe.

—     Vous êtes trop vieille », dit-il.

Il eut l’air de cligner de l’œil, mais au contraire il essayait de les ouvrir et un seul obéissait.

« Sauf le respect, dit-il, je veux dire — il dressa son doigt en l’air — donne à boire. »

Et il tendit son grand verre à Jacquou.

Le vin de Jacquou était à la mesure de son maître : sec et fort. Et il commandait.

On le laissa un moment dans les verres. Le chevreau était frais et souple, et il réjouissait les bouches. On avait encore le goût franc du vin de Jourdan.

Dans un plat de terre le gros lièvre attendait. C’était un lièvre de printemps gras et fort. On le voyait bien maintenant qu’on le regardait à l’aise tout en mangeant le chevreau. Il devait peser six kilos sans la farce. Et Honoré l’avait bourré d’une farce à la mode de son pays : une cuisine un peu magique faite avec des herbes fraîches potagères et des herbes de montagnard qu’Honoré avait apportées mystérieusement dans le gousset de son gilet. Quand il les avait montrées on aurait dit des cloux de girofle ou bien de vieilles ferrailles. Elles étaient rousses, et sèches, et dures. En les touchant elles ne disaient rien. En les sentant elles ne disaient guère, juste une petite odeur, mais il est vrai, toute montagnarde. Seulement, Honoré les avait détrempées dans du vinaigre et on les avait vues se déplier et remuer comme des choses vivantes et on avait reconnu des bourgeons de térébinthe, des fleurs de solognettes, des gousses de cardamines, et puis des feuilles de plantes dont on ne savait pas le nom, même Honoré. Du moins, il le disait. Mais alors, quand il les eut hachées lui-même, et pétries, et mélangées aux épinards, aux oseilles, aux pousses vierges de cardes, avec le quart d’une gousse d’ail, une poignée de poivre, une poignée de gros sel, trois flots d’huile et plein une cuillerée à soupe d’un safran campagnard fait avec le pollen des iris sauvages, oh ! oui, alors ! Et toutes les odeurs coulaient déjà d’entre ses doigts qui pétrissaient ; et cependant c’était encore cru, et il n’avait pas ajouté le lard, mais il serra vite tout ça dans ses mains et il le fourra dans le ventre du lièvre. Il avait recousu la peau et c’était tout ça qu’il avait tourné à la broche. Et les jus étaient mélangés. C’était noir et luisant dans le plat de terre.

« Alors ce vin ? demanda Jacquou.

—     On n’a pas bu.

—     Buvons.

—     Attends, dit Jourdan, finissons d’abord ma bouteille. Le tien, dit-il, est noir comme de la poix. Il est de la couleur du lièvre. Il s’accordera. Regarde le mien — il haussa la bonbonne à bout de bras — il est couleur de chevreau. Et il est aussi un peu chèvre. »

Il se mit à danser légèrement sur ses hanches et il fit un petit saut pour faire voir comme son vin était chèvre. C’était vrai, il avait raison, le vin de Jacquou était de la couleur du lièvre.

« Il a raison !

—     Regardez-le, dit Marthe, il est comme jeune avec son vin. Regardez-le !

—     Oui dit Mme Hélène, il est jeune. »

Elle avait aussi en elle une grande jeunesse toute dansante et toute chèvre qui la forçait à respirer vite.

Jean Giono

Le livre de poche Editions.


Publié par : 3nj0y
Étiquettes : , ,
Previous post
Next post

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *