Que ma joie demeure
« Là, dit Joséphine, on sera bien. En face on se voit. »
Elle lissa ses cheveux et puis, sans trop y penser, elle passa sa langue sur ses lèvres et ses lèvres devinrent luisantes et gonflées, et elles étaient dans son visage comme une grosse fleur qui venait de s’épanouir. Elle en eut honte.
« Comment ça va, demoiselle ? dit-elle à Aurore.
— Très bien, madame », dit Aurore.
Mais elle pensait qu’en effet, de là-bas, Joséphine allait pouvoir regarder Bobi tout le temps, que Bobi la verrait tout le temps et qu’elle était très malheureuse, elle, d’être seulement à côté de lui.
Honorine trouva Zulma devant le feu. Elle n’avait plus besoin de se sécher. On l’avait changée de linge et de robe. On l’avait habillée avec des vêtements de Marthe du temps où elle était jeune fille : des choses souples avec des dentelles, puis un jupon matelassé à petites roses rococo et un casaquin d’aubergine.
« Qu’est-ce que tu fais ? »
Zulma se regardait. Elle ne levait toujours pas les paupières, mais elle regardait les jolies choses sur elle. Elle était très émue, car ses longs cils battaient très vite.
« Viens, dit Honorine, on va manger. »
Elle lui prit le bras pour la relever. C’était un bras tout abandonné et mou. En le touchant on pensait à l’eau des ruisseaux et des étangs.
« Allons, dit Honorine, dis-moi, et elle s’agenouilla près d’elle. Pourquoi es-tu partie cette nuit ? Tu sais que, chaque fois, je me tue de mauvais sang. »
Les longs cils s’étaient arrêtés de battre vite; ils frémissaient seulement de loin en loin comme un oiseau immobile mais qui écoute le vent.
« Et qu’est-ce que tu as fait de venir dormir dans un sillon, près de l’étable du cerf ? Et pourquoi ? Avec tout ce qu’il y a autour de toi, ma fille, dans la nuit, sur ce plateau ! toi qui marches sans regarder. Et ce matin, pourquoi es-tu partie avec cette bête ? Elle aurait pu te faire du mal. Tu nous entendais bien parler et rire. »
A travers les cils on voyait maintenant la lueur de l’œil ; elle était verte et profondément luisante.
On venait de servir la fricassée et on avait dit :
« Où est Honorine ? »
Quand on la vit venir de là-bas avec Zulma.
« Zulma se mettra à côté de moi, dit Bobi, je lui ai gardé une chaise exprès, venez.
— Il faut que je la serve, dit Honorine, et que je lui coupe son pain. Il vaudrait mieux qu’elle se mette ici à mon bout.
— Je la servirai, dit Bobi, ne vous en faites pas. »
Il la fit asseoir.
La fricassée était bien servie. Il n’en restait plus qu’un peu mais, caché dans la sauce, un beau morceau de foie.
« Si je l’avais vu ! » dit Randoulet…
Mais Bobi le servit à Zulma. Il lui coupa son pain. Il lui dit : mangez. Il avait penché la tête. Il essayait de voir ses yeux, mais les paupières étaient obstinément baissées. On ne voyait que les longs cils.
« Mangez-aussi », dit-il à Aurore.
(Il a la voix plus douce en me parlant à moi. Sa main a fait un geste vers la mienne. Il s’est retenu.)
« Que je pense, se dit Bobi, à regarder Joséphine. Elle est si gentille… »
Il revoyait Aurore courant dans les narcisses mais il ne pouvait pas faire que, les seins, les hanches, le rire largement humide de Joséphine ne soient pas dans le monde, et les cheveux de Zulma, gerbes comme une moisson. Quelque chose allait sortir de ces trois femmes. Il pensa à l’aube sortant de trois montagnes.
Jean Giono
Le Livre de Poche éditions